Docteur en anthropologie de l’École pratiquedes hautes études, Marion Dapsance a enseigné l’histoire du bouddhisme enOccident àl’Université de Columbia (New York).Elle a publié plusieurs livres dont Alexandra David-Neel, l’invention d’un mythe.
Ceux
que fatigue une pesante érudition qui ne fait qu’accoucher d’un
minuscule rongeur seront enchantés de l’ouvrage de Marion Dapsance. Le
ratio « idées/érudition » est parfaitement équilibré et on nous présente
le bébé dès l’introduction : ce sont les savants occidentaux qui ont défini ce qu’était le bouddhisme. Elle n’est pas seule à le dire, ça se dit un peu ici et là, pas beaucoup, pas assez en tous les cas.
Marion Dapsance dit clairement, sans emphase, que le bouddhisme n’est pas ce qu’on nous présente.
Mais alors, c’est quoi le bouddhisme ?
C’est de la magie ! Dans le bouddhisme, il s’agit d’acquérir des pouvoirs magiques. Comment ? Mais « par des rituels de possessions contrôlés à travers un protocole précis » (p. 132)
dont certains nous sont décrits de manière détaillée. Le bouddhisme, ce
sont des rituels magico-religieux à des fins d’acquisition de pouvoirs
supranormaux censés être détenus par les démons, et donc accessibles aux
hommes à la condition de domestiquer ces démons.
Comme l’indique le sous-titre du livre, c’est cela la véritable religion des Asiatiques.
Adrien Bouhours, bibliothécaire, historien, spécialiste des courants ésotériques et auteur de « Le christianisme au défi des nouvelles spiritualités (Ed. Artège)
Comment expliquer la sécularisation si brutale du monde occidental et la perte de vitesse des Églises traditionnelles ? Que signifie ce passage d’une société organique et chrétienne à une société syncrétiste et individualiste où chacun modèle sa spiritualité au gré de ses désirs ? Le « nouvel âge » annoncé par les acteurs de ces mutations est-il à la hauteur des promesses de bonheur et d’accomplissement qu’ils véhiculent ?
En réponse au discours promotionnel de la « nouvelle spiritualité » qui présente son succès comme inscrit dans le sens de l’histoire, Adrien Bouhours livre une analyse tranchante de ses sources historiques et décrypte les causes de la séduction qu’elle exerce.
Il met en lumière ses racines ésotériques, issues des mutations religieuses de la Renaissance, et éclaire ses liens avec la promotion de spiritualités orientales idéalisées et avec l’essor de la culture du bien-être et du développement personnel.Pour dissiper les funestes mirages de la religion nouvelle, l’essayiste lance un appel réfléchi à redécouvrir les richesses oubliées du christianisme, seules à même de combler notre soif d’espérance, de transcendance et de vérité.
Recension par Guillaume Daudé
dans La Croix du 21 mars 2024
Des livres de Frédéric Lenoir au best-seller Trois amis en quête de sagesse paru en 2016, en passant par le Yoga d’Emmanuel
Carrère publié en 2020, quel est le point commun de cette littérature à
succès ? Tous ces livres relèvent d’un courant foisonnant et
protéiforme qu’on désigne souvent sous le nom de « nouvelles
spiritualités », et auquel l’historien Adrien Bouhours vient de
consacrer son dernier ouvrage.
Une
thèse forte le traverse : ce ne sont pas l’athéisme ou l’islam qui
supplantent aujourd’hui le christianisme mais ce courant, selon lui
largement sous-estimé par les catholiques. Pour l’auteur, le caractère
nébuleux des « nouvelles spiritualités » ne signifie pas qu’elles n’ont
pas d’unité : elles professent toutes la possibilité « d’accéder directement à une dimension divine sans passer par les médiations institutionnelles ».
Alors
qu’elles sont souvent vues comme la religion d’avenir, l’auteur
explique pourquoi elles séduisent tant : elles correspondent à l’âge de
la mondialisation, de l’écologie et de l’individualisme, en proposant
une synthèse planétaire des sagesses, une spiritualité holistique et une
réalisation de soi.
Pourtant,
ces « nouvelles spiritualités » ne sont pas aussi nouvelles qu’elles
le prétendent, analyse l’historien. Selon lui, elles trouvent leurs
racines dans les courants ésotériques nés à la Renaissance, qui se
développent avec la franc-maçonnerie à partir du XVIIIe siècle, puis avec les spiritualités orientales importées en France dès le milieu du XIXe siècle.
Dans
une dernière partie plus apologétique, l’auteur s’attache de manière
convaincante à dissiper les fausses promesses des « nouvelles
spiritualités ». En prétendant prendre le meilleur de toutes les
religions qui détiendraient chacune une parcelle de vérité, elles en
gomment les aspérités et ne font en réalité que les utiliser au service
de leur propre conception de la vérité, analyse-t-il. À titre
d’illustration, le roman autobiographique d’Emmanuel Carrère, Yoga,
écrit après une dépression, montre, selon l’auteur, toute l’ambiguïté
de la « nouvelle spiritualité » : il y voit un détournement de pratiques
spirituelles à des fins thérapeutiques qui n’est pas sans danger. Ce
livre exprime cependant une quête de sens, selon lui bien présente chez
nos contemporains, alors même que Dieu est devenu un gros mot. Le défi
pour les chrétiens : répondre à cette soif d’absolu.
ENTRETIEN. Zineb Fahsi décrit dans un essai le cheminement qui a conduit le yoga des marges de la société indienne à la culture mainstream. Propos recueillis par Baudouin Eschapasse
Instrument de « réalisation de soi », manière commode de lutter contre le stress en cultivant une « pensée positive », forme de gymnastique douce permettant de prendre soin de son corps mais aussi de soigner son esprit en apprenant à gérer ses émotions, le yoga est aujourd’hui présenté comme une méthode quasi miraculeuse pour gagner en efficacité et en concentration. Cette promesse a converti près de 7,6 millions de personnes en France. Professeure de yoga, diplômée de Science Po Paris et de l’université Pierre-et-Marie-Curie, Zineb Fahsi publie Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme (à paraître le 1er mars chez Textuel). Un essai dans lequel elle interroge la manière dont cette pratique méditative indienne s’est propagée en Occident, mais surtout comment elle a été dévoyée, selon elle, par l’industrie du bien-être.
Le Point : Quand et comment avez-vous découvert le yoga ?
Zineb Fahsi :
J’y suis venue assez tard, puisque j’avais 26 ans quand j’ai commencé.
Comme beaucoup de gens, cela s’est fait à la faveur d’un voyage en Asie,
lors d’un séjour à Bali, en 2013. Plus précisément dans la petite ville
d’Ubud, qui est aujourd’hui considérée comme l’un des temples
contemporains du tourisme spirituel. C’est là que j’ai suivi mon premier
cours de yoga. J’y ai retrouvé avec joie les sensations d’expansion et
de vitalité que j’expérimentais, plus jeune, à travers la gymnastique et
la danse. Le yoga m’a permis de réemprunter le chemin du corps, des
sensations, du souffle…
À quel moment vous êtes-vous dit que vous vouliez devenir professeur de yoga ?
Lorsque
je suis revenue de voyage, j’ai poursuivi la pratique du yoga de
manière quasi quotidienne. J’ai compris que cela me donnait l’occasion
de réconcilier deux centres d’intérêt : une passion pour la philosophie,
mais aussi un intérêt pour le fonctionnement de la psyché et du corps
humains. Après avoir travaillé dans l’univers du conseil, d’abord
dans le domaine de l’environnement puis dans celui de l’aide au
développement, j’ai eu envie de me consacrer au yoga à temps plein, car
je voulais avoir un métier davantage au contact des gens ; une activité qui donne aussi du sens à mon parcours.
À quel moment est née l’envie d’écrire ce livre ?
J’ai toujours été intriguée par l’absence de récits critiques sur le yoga. La littérature sur le sujet est abondante mais souvent sans aucun recul. Sont évoqués des textes millénaires qui fondent la pratique mais ceux-ci sont rarement contextualisés. Désireuse d’en savoir plus, j’ai suivi, il y a deux ans, la formation conduisant à l’obtention du diplôme universitaire Cultures et Spiritualités d’Asie, que proposent l’Institut catholique de Paris et l’École française de yoga sous la direction de Ysé Tardan-Masquelier, enseignante-chercheuse en histoire comparée des religions et anthropologie religieuse à l’université de Paris Sorbonne. J’ai envisagé, un moment, de poursuivre une thèse sur le yoga. C’est ce projet qui a donné lieu à l’ouvrage que je publie aujourd’hui.
Un livre où l’on apprend l’histoire complexe de la pratique…
Les discours simplistes m’apparaissent toujours douteux. Le terme de yoga dissimule une réalité plurielle. Le yoga postural moderne est très différent des pratiques prémodernes du « hatha yoga » qui englobent une dimension sotériologique [c’est-à-dire soucieuse du salut de l’âme et de la rédemption, NDLR]. Si l’on résume à grand trait, le yoga est au départ une discipline méditative, une forme d’ascèse pratiquée par les marges de la société indienne. Son objectif est de libérer l’âme humaine du cycle des renaissances, et cela passe souvent par un renoncement au monde. On est ici bien loin de la promesse délivrée par l’industrie du bien-être.
On pourrait même dire qu’on est aux antipodes ! Comment est-on passé de l’un à l’autre ?
Mon
livre décrit le cheminement qui a conduit d’un pôle à l’autre. La
transformation de la discipline est liée à sa circulation en dehors du
sous-continent indien et aux influences anglo-saxonnes, notamment, qui
ont conduit à en reformuler certains principes.
Racontez-nous…
Le
yoga naît au départ d’une quête spirituelle liée à une insatisfaction
existentielle. Au milieu du premier millénaire avant notre ère, en marge
de la religion védique, se développe, dans de petits groupes
marginaux, une réflexion pour s’extraire de cette « migration
circulaire » de l’âme connue en sanskrit sous le terme de « samsara » et
que l’Occident résume sous la formule de « cycle des
réincarnations ». La promesse de la pensée bouddhiste, dont procèdent entre autres les yogas prémodernes,
est de se libérer de la souffrance humaine en sortant de ce cycle. À
cette époque, le mot yoga n’est pas encore associé à un ensemble de
pratiques psychocorporelles mais désigne une méthode de maîtrise des
sens. Au IVe siècle de notre ère, le traité Yoga Sutra fonde
un système doctrinal et philosophique. Progressivement vont s’affiner
des techniques de travail sur le corps, le souffle et la psyché qui
donneront la discipline que l’on connaît.
Ce que vous appelez le yoga mental ?
Les
postures de yoga ne sont pas au cœur des yogas prémodernes
contrairement au yoga postural contemporain. Ainsi, le yoga qui va
d’abord être diffusé en Occident est un yoga principalement méditatif et
philosophique. Son exportation s’effectue comme une réaction à la colonisation de l’Inde par la couronne britannique. Au milieu du XIXe siècle, alors que se diffuse en Europe une pensée teintée d’orientalisme dans des milieux non académiques où se multiplient les références occultistes, une
partie de l’élite hindoue reformule l’hindouisme et le yoga sous
l’influence à la fois des valeurs de la modernité et des ésotérismes
occidentaux. Vivekananda (1863-1902), pour ne citer que lui, s’attache à
diffuser dans le pays un hindouisme universaliste qu’il présente comme
une religion compatible avec les valeurs de modernité et de progrès.
Dans cette approche, il redéfinit le yoga comme une approche
scientifique et rationnelle permettant à ceux qui le pratiquent de
« s’améliorer » sur le plan spirituel. Cette manière de l’envisager va
séduire un public occidental, outre-Atlantique, adepte de la « religion métaphysique américaine », l’ancêtre du New Age.
Le
non-dit véhiculé par ce discours, c’est qu’il vaut mieux valoriser le
travail sur soi au détriment d’un changement social de fond.
Ce sont ces va-et-vient entre l’Est et l’Ouest qui expliquent les mutations du yoga ?
Certainement. Après avoir été modifié déjà aux XIXe et XXe siècles – XIXe siècle pour le yoga moderne mental, et XXe siècle pour le yoga moderne postural –, en réaction à la colonisation de l’Inde pour permettre à des individus de renforcer leur corps et leur esprit dans un vaste mouvement collectif, le yoga moderne se transforme alors en pratique centrée sur le perfectionnement individuel : une technique parmi d’autres de « développement personnel ». Le non-dit véhiculé par ce discours, c’est qu’il vaut mieux valoriser le travail sur soi au détriment d’un changement social de fond. Cette manière de voir les choses fait porter aux individus la responsabilité de changer le monde. Cette vision s’accorde bien avec les exigences du système capitaliste en ce qu’elle neutralise toute remise en question du système lui-même.
C’est ici que vous développez la vision politique de la discipline qui justifie le titre de votre ouvrage.
Oui. Si la quête de salut est légitime, si l’on peut saisir les motivations de cette recherche de bien-être et de santé dans un monde de plus en plus anxiogène, la discipline du yoga, en étant ainsi reformulée, se retrouve d’une certaine manière « instrumentalisée » en intégrant la culture mainstream. Ce qui était un apprentissage ascétique visant à sortir du cycle des renaissances se transforme en un instrument aux mains d’une industrie naissante, celle que les Anglo-Saxons envisagent sous le terme de « self-help ».
Pourquoi pensez-vous que c’est dangereux ? Parce que cela ouvre la porte à des dérives sectaires ?
Je ne traite pas ici de ce sujet qui mériterait à lui seul un autre ouvrage. Ce que je relève, c’est la manière dont cette discipline est principalement enseignée aujourd’hui, dans les centres de yoga en entreprise, dans les écoles et les hôpitaux. Elle répond de façon commode aux injonctions contemporaines de réalisation de soi. Là encore, c’est une aspiration légitime, tant qu’elle ne se transforme pas en impératif. Mais là où cette pensée me semble pernicieuse, c’est que la promesse de libérer son vrai « moi », de domestiquer son sommeil, d’être en d’autres termes plus efficace et plus résilient… s’inscrit en complet décalage avec l’objectif premier d’émancipation qui est celui du yoga.
À travers le yoga, l’industrie du “bien-être” en vient à capitaliser sur la souffrance des individus.
C’est-à-dire ?
Le yoga semble être la méthode miraculeuse pour résoudre les problèmes et réaliser les aspirations des individus modernes assujettis par une superstructure tout entière dominée par des exigences de production. À travers le yoga, l’industrie du « bien-être » en vient à capitaliser sur la souffrance des individus, à miser paradoxalement sur le « mal-être » de la société. La promesse de libération qui nous est vendue est désormais un faux-semblant.
Vous militez donc pour un retour à un yoga authentique ?
Je
me méfie toujours de ces expressions. Qu’est-ce que l’authenticité ?
Comme je vous le disais, il n’y a pas un yoga véritable mais une
multitude de pratiques. Je ne cherche pas à promouvoir un yoga
« originel » ou « pur ». En revanche, j’invite mes lecteurs à réfléchir
sur les dangers qu’il y a à faire croire que la réponse aux malheurs du
monde ne peut être qu’individuelle là où les problèmes appellent plutôt,
de mon point de vue, un sursaut collectif.
En 2014, l’ONU vote en faveur de l’instauration d’une “journée internationale du yoga“ sous l’impulsion du Premier ministre nationaliste indien. En 2021, celui-ci vante les “vertus protectrices“ de la pratique contre le coronavirus, dans un pays ravagé par la pandémie.
Au-delà des manœuvres politiques et économiques, le yoga est le
théâtre de nombreux scandales. Entre pseudo-médecine et abus en tout
genre, des gourous à la renommée internationale jouent avec les
aspirations d’Occidentaux en quête de Vérité, de guérison physique ou d’équilibre psychique.
Que peut apporter la pratique du yoga ? Comment éviter les dérives et identifier les signaux d’alerte ? Quels sont les mécaniques d’entrée dans une secte, alors que l’on croit être en pleine possession de son libre-arbitre… ?
Carolyn Chen : « L’entreprise technologique offre la solution la plus efficace pour donner un sens à la vie ». Par Amelia Tait. The Guardian. Traduit de l’anglais (D. A. + Linguee)
Un nouveau livre expose l’utilisation par la Silicon Valley de concepts et de pratiques spirituels pour optimiser la productivité de ses employés.
Carolyn Chen est une sociologue et un professeur de l’UC Berkeley qui fait des recherches sur la religion, la race et l’ethnicité. Son nouveau livre, Work Pray Code : When Work Becomes Religion in Silicon Valley, présente des entretiens approfondis avec des employés et des employeurs afin d’explorer comment la spiritualité engendre la productivité dans le centre technologique mondial.
En tant que professeur de religion, qu’est-ce
qui a suscité votre intérêt pour la Silicon Valley ?
J’ai étudié les
immigrants taïwanais évangéliques, les chrétiens évangéliques,
les bouddhistes dans leurs communautés, mais je pense que toute
personne vivant dans un pays occidental industrialisé, dans une zone
métropolitaine, sait que la religion est en déclin en termes
d’affiliation et de participation religieuses. J’avais
l’impression qu’il manquait quelque chose si je ne tenais compte
que les personnes qui s’identifient comme religieuses. Comment
voyons-nous la religion fonctionner dans le monde ? Quelle est
la manifestation contemporaine de la religion ? J’étais
vraiment intéressé par la présence de la religion dans les espaces
séculiers.
Ce qui vous a amené à visiter des studios de
yoga et ce que vous avez appris en parlant à des personnes laïques
utilisant cette pratique spirituelle ?
J’ai remarqué que
le travail était très présent dans les récits et les biographies
des gens. Quand je demandais aux gens : « Alors pourquoi
pratiquez-vous le yoga, quand le pratiquez-vous ? », la
question était souvent centrée sur le travail. Les gens disaient :
« Eh bien, je pratique le yoga parce que, après une longue
journée, je sens que j’ai besoin d’évacuer le stress. »
Mais il y avait aussi une autre phrase : « Le yoga
m’aide vraiment à me rétablir pour que je puisse devenir un
meilleur X » — et ici vous pouviez remplir le vide —
une meilleure infirmière, un meilleur ingénieur, un meilleur
comptable ou avocat. Il m’est apparu clairement que le travail
était vraiment la religion dans leur vie — que le travail était
ce pour quoi ils étaient prêts à se soumettre, à s’abandonner
et à se sacrifier. Et si le yoga n’était qu’un accessoire
thérapeutique, c’était pour soutenir cette autre chose qu’ils
vénéraient, pourrait-on dire.
Il m’est donc apparu clairement au cours de ces entretiens que je ne cherchais pas au bon endroit. Parce que je regardais quelque chose qui avait des origines religieuses, à savoir le yoga, mais qu’est-ce qu’ils vénéraient réellement, qu’est-ce qui était sacré dans leur vie ? Ce n’était pas le yoga. Le yoga les aidait à vénérer leur travail.
Et votre livre raconte comment les PDG de la
Silicon Valley utilisent cette situation à leur avantage — d’abord
en proposant des cours de yoga au siège de la société, puis en
encourageant les pratiques bouddhistes telles que la pleine
conscience et la méditation. Pourquoi ces dernières ont-elles pris
le dessus ?
Le yoga a été
remplacé par la méditation et la pleine conscience, parce qu’il
existe des milliers d’études sur [les bienfaits de] la méditation
et la pleine conscience — il y a toute une industrie artisanale.
Mais, comme je l’explique dans mon livre, un grand nombre de ces
études ont été réalisées dans des laboratoires contrôlés, et
ne sont donc pas nécessairement applicables sur le lieu de travail.
Et on ne sait même pas ce qu’est la pleine conscience lorsqu’elle
est utilisée dans ces espaces séculiers. J’ai eu l’impression
que ces entreprises étaient toujours à la recherche de la prochaine
grande nouveauté, d’une solution facile. Il fallait que ce soit
pratique et rapide pour optimiser la productivité de leurs employés.
Ce qui est essentiellement le cœur de votre
livre — les géants de la technologie utilisent des pratiques
spirituelles pour optimiser la productivité et des concepts
spirituels (« missions », « histoires d’origine »,
« leaders ») pour que les gens consacrent leur vie au
travail. Mais pourquoi maintenant ? Pourquoi optimiser les
employés de cette manière, entre toutes ?
Cela fait partie d’une tendance plus longue et de changements plus importants dans l’économie — la montée de l’économie de la connaissance et le passage d’une économie industrielle à une économie post-industrielle. Dans une économie industrielle, la façon dont vous pouvez améliorer vos résultats est généralement l’exploitation des ressources naturelles. Dans une économie de la connaissance, l’atout le plus important est le savoir et les compétences de votre main-d’œuvre. Comment les développer ? Vous pouvez augmenter la valeur d’une personne en l’éduquant, mais vous pouvez également améliorer sa production, augmenter sa valeur, en développant son esprit. Comment capter leur côté spirituel, leur côté émotionnel, afin qu’ils puissent s’investir pleinement dans la main-d’œuvre ? De nombreux termes que nous utilisons aujourd’hui pour décrire le travail, tels que « passion » ou « engager tout son être » au travail, renvoient à ce concept de gestion de la main-d’œuvre dans une économie de la connaissance ; il ne s’agit pas nécessairement des compétences du travailleur humain, mais aussi de son aspect spirituel.
En pratique, cela signifie que les entreprises
fournissent aux employés des repas sains gratuits, des coachs de
vie, des centres de bien-être… En lisant, je me suis dit :
« Ça a l’air génial. » Comment convainquez-vous les gens
de relever ce défi ? Quels sont les inconvénients de ce que
vous appelez le maternalisme d’entreprise ?
Tout d’abord,
permettez-moi de dire que j’ai ressenti la même chose. Parce que
ce que l’entreprise technologique offre est la solution la plus
efficace — et efficace est le mot le plus important ici — pour
fournir une vie significative et épanouissante. Lorsque je passais
du temps là-bas, je pensais : « Je serais une bien
meilleure étudiante, enseignante, mère même, si j’étais ici,
parce que l’entreprise s’occuperait de toutes ces choses. »
J’ai donc lutté avec la même question que celle que vous posez.
Les géants de la technologie utilisent des pratiques et des concepts spirituels pour que les gens consacrent leur vie au travail
Mais il y a des inconvénients que j’ai constatés en tant que sociologue. Dans mon livre, j’explique comment le lieu de travail agit comme un aimant géant qui attire le temps, l’énergie et le dévouement d’une communauté. Mais qu’advient-il des autres institutions ? Qu’en est-il de la famille, des communautés religieuses, des écoles, voire des petites entreprises, des organisations artistiques et des associations de quartier ? Dans le modèle américain, nous considérons ces institutions civiques comme fondamentalement importantes pour préserver notre démocratie. Toutes ces autres institutions commencent à devenir de plus en plus petites, parce que vous avez cette institution alpha qui attire tout.
C’est vrai — et vous avez remarqué que les
concierges et les traiteurs n’ont pas les mêmes avantages que les
ingénieurs, et que la dynamique éthique de la spiritualité est
complètement perdue. Certains des avantages offerts font froncer les
sourcils : J’ai été choqué de lire l’histoire de Vijay,
un ingénieur à qui son employeur a donné un coach pour les
rencontres. Quel a été le moment le plus choquant pour vous dans
votre reportage ?
Cette personne des RH a dit : « On ne peut pas faire travailler nos employés 24 heures sur 24 si on ne leur donne pas de flexibilité. » Et quand elle a dit ça, une ampoule s’est allumée dans ma tête. Nous devons vraiment réfléchir à cette question alors que nous évoluons vers un modèle plus hybride. Les travailleurs poussent à la flexibilité, mais quelle peut en être la conséquence ? Cela peut être de travailler 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.
Les travailleurs poussent à la flexibilité, mais quelle peut en être la conséquence ? Il se peut que vous travailliez 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.
Avant d’ouvrir le livre, j’ai pensé qu’il
s’agirait essentiellement du culte de personnes telles que Steve
Jobs. C’est plus compliqué que cela. Qui est le Dieu de votre
équation ? Quelle est la figure de l’adoration ?
Steve Jobs est comme
un saint — il y a cette hagiographie, il y a un culte de Steve Jobs
et les gens ont commencé à pratiquer la méditation à cause de
lui. Mais il s’agit essentiellement de vénérer un système. C’est
cette croyance que le travail va vous sauver, que c’est la chose
qui va vous donner un sens, un but et, en un sens, l’immortalité.
Work Pray Code : When Work Becomes Religion in Silicon Valley par Carolyn Chen est publié par Princeton University Press (£22).