La Communication NonViolente

Bertran Chaudet

Cet article de 2023 remplace un article précédent de 2018.

Une mère de famille avait raconté à un prêtre une situation grave dans laquelle était plongé son enfant. Elle reçut par mail la réponse suivante de ce prêtre : « Je reçois votre message, ainsi que l’expression de votre souffrance ». Elle se dit que cela « sentait la technique de communication », et en effet, elle apprit par la suite qu’il était formé par des coachs Talenthéo à la CNV.

Une autre dame se rappela, que lors d’un rassemblement diocésain, pour évoquer le rapport de la CIASE, qu’elle interpella vigoureusement le vicaire général qui lui répondit « j’entends votre colère ». Oui, et alors ?

Ce qui pourrait paraitre des réponses inadaptées, provient de fait de techniques de communication fort peu conforme à ce que l’on attend de la parole d’hommes d’Église : une vraie écoute, pleine non pas d’empathie, mais de compassion spontanée. La relation est comme aseptisée et tourne court. Les paroles dites selon les principes de la CNV ont enterré le conflit, clôt le débat, il s’agit d’une hypocrisie maitrisée par un apprentissage artificiel, masquant l’exigence de justice et de vérité.

La Communication NonViolente (CNV) a été conceptualisée par un américain d’origine juive, Marshall B. Rosenberg (1934- 2015) docteur en psychologie. La légende voudrait qu’il ait expérimenté préalablement les bienfaits de la CNV en Israël, pour résoudre avec succès les conflits entre des communautés presque irréconciliables. Rosenberg a été l’élève de Carl Rogers (1902-1987) dont il adopté puis adapté les principes d’empathie et de non-directivité ; il s’inspire également des recherches d’Abraham Maslow (1908-1970), théoricien de la hiérarchie des besoins humains. Gandhi est la référence sous-jacente et l’emblème iconique de la non-violence. Son nom souvent cité par Rosenberg justifie le sérieux de la CNV.1

La CNV se fonde sur le présupposé selon lequel nous ne savons pas communiquer nos sentiments, nos besoins, nos demandes dans le cadre d’un conflit. Il s’agit alors grâce à la méthode CNV d’apprendre à communiquer efficacement, en évitant toute agression verbale, et également tout jugement de valeur qui pourrait être pris pour une agression verbale. Les techniques proposées ressemblent aux autres méthodes de communication proposées dans le New Age à savoir : la reformulation du propos de l’autre, dire « je » c’est-à-dire parler de soi à la première personne du singulier, partir de soi et de ce qu’on ressent, et proscrire le « tu » accusateur, le « tu » tue dit-on dans ces milieux. La CNV repose sur quatre piliers dits OSBD : Observation, Sentiment, Besoin, Demande.

Sur internet, on trouve de multiples sites de « formation » qui vendent des cours de CNV, ou des livres. Il faut d’ailleurs bien écrire Communication NonViolente, car c’est une marque déposée aux États-Unis. L’altruisme prôné par le concept ne doit pas faire oublier le côté business. Le cursus de formation de base pour être certifié praticien CNV, est de 78 jours sur trois ans et revient environ à 15000 euros … Cette formation est ouverte à tous ceux qui ont déjà pratiqué la méthode pour eux-mêmes avec un praticien habilité, pendant des consultations tarifées. Aucun diplôme ni examen préalable n’est nécessaire.

Certaines entreprises font appel à des « experts » en CNV, pour améliorer les rapports entre les salariés et augmenter le bien-être au travail ! Sous prétexte d’une stratégie « gagnant-gagnant », tant pour optimiser les performances de l’entreprise, que rendre plus agréable la vie relationnelle entre collègues, une sourde manipulation est orchestrée favorisant la soumission des employés via une manipulation de leur consentement, dans une apparente non-violence.

La CNV imprègne la politique. Des structures gouvernementales et sociales qui respectent ces préceptes, sont labélisées CNV, donc soumises à paiement auprès des propriétaires de la marque.

Quand des monastères, des communautés religieuses, des services diocésains proposent des formations ou font appel à ce type de pratique, il devient urgent d’alerter sur les fondements et les modes de fonctionnement de cette pratique. Après une période d’enthousiasme liée à la nouveauté et à l’illusion rassurante de bien communiquer en évitant les conflits, nous constatons des effets consternants, et finalement une non-communication, une parole confisquée.

Deux psychologues ont servi de base à Rosenberg

Carl Ransom Rogers (1902-1987)

Psychologue humaniste américain, connu internationalement pour son approche non directive dans le domaine de la psychothérapie, de la médiation et de la relation d’aide. Il a insisté sur l’importance de la qualité de la relation entre le thérapeute et le patient. Il redéfinit trois attitudes fondamentales du psychothérapeute ou de l’aidant : l’empathie, la congruence et la considération positive inconditionnelle. Pour Rogers la relation thérapeutique ne repose pas sur des concepts à appliquer, mais sur un savoir-être.

L’empathie. Le thérapeute est en écoute bienveillante des messages verbaux de son client, sans jamais prendre position. Rogers n’utilise pas le terme « patient », mais celui de « client », afin de ne pas être dans un diagnostic préalable à la relation. L’aidant reformule ce qui est dit. Le thérapeute doit toujours se décentrer pour comprendre les situations à l’intérieur du cadre des références de son client.

La congruence. Le thérapeute ne doit jamais oublier qu’il est une personne à l’écoute d’une autre personne et non un expert ou un conseiller. La congruence rogérienne est un appel à la cohérence entre l’expérience, le ressenti et l’analyse que l’on en fait, pour mieux agir.

La considération positive inconditionnelle. Le client est accepté tel qu’il est dans un climat chaleureux, toujours positif et sans jugement.

Rogers a inspiré en France les courants de pédagogie non directive.

Parmi ses livres, s’il ne fallait en retenir qu’un pour approcher sa pensée, ce serait Le développement de la personne, Dunod, 2005.

Abraham Harold Maslow (1908-1970)

Psychologue américain, il est considéré comme le fondateur de l’approche humaniste. Il est le premier théoricien des motivations « supérieures » de l’homme, proposant une hiérarchie des besoins représentée de manière simplifiée sous la forme d’une pyramide.

Cette hiérarchie des besoins signifie que l’homme n’atteint le plein développement de sa personne que s’il est satisfait sur tous les plans : physiologie, sécurité, amour, estime et accomplissement de soi. Maslow estimait que lorsque les besoins élémentaires (physiologiques et de sécurité) sont satisfaits, la personne peut chercher à satisfaire des besoins d’ordre supérieur et retrouver ainsi d’autres motivations.

Il s’intéressa aussi aux expériences mystiques, aux états de plénitude, aux expériences dites paroxystiques, en fait paranormales. Il devient alors un représentant emblématique de la psychologie transpersonnelle, étudiant les états de conscience modifiée ou exceptionnelle, que d’aucuns appelleraient états parapsychologiques, aux confins de phénomènes occultes.

Vers la fin de sa vie, Maslow identifiera un nouveau besoin motivationnel, qu’il nommera dépassement de soi (self-transcendance). Il constata que l’être humain pleinement développé et épanoui était motivé par des valeurs qui transcendent sa personne. Découvrant l’altruisme et une communion plus large avec les autres hommes, mettant de côté ses propres besoins, il s’engagea pour servir. Maslow, d’origine juive, découvrit-il alors ce qu’est la charité chrétienne ?

Trois finalités du concept CNV.

Le postulat est que la nature profonde des hommes les porte à « aimer, donner, et recevoir dans un esprit de bienveillance ». La CNV veut magnifier cette nature.

  1. Aimer : Se libérer des contraintes des conditionnements culturels, pour vivre sa vie : ne plus porter de jugement sur les personnes et sur les actes en termes de vrai ou de faux, le vrai et le faux étant relatifs à ces conditionnements culturels. Juste aimer les gens avec bienveillance.
  2. Recevoir : se recevoir de soi-même en se mettant en cohérence avec soi-même et autrui à partir de ce que je ressens : prendre conscience des besoins et des sentiments qui m’habitent et en tenir compte avant tout.
  3. Donner : si je me structure pour renforcer ma cohérence interne, une générosité aussi spontanée que volontaire va m’habiter, sans appui sur des obligations morales ou légales

Nous retrouvons ici le principe de Jean Jacques Rousseau « L’homme est bon par nature, c’est la société qui le pervertit ». Pour être libre, il faut redécouvrir le bon sauvage en nous, naturel et sans lois coercitives.

Quatre étapes pour mettre en place la CNV (OSBD)

O : Observation. Décrire la situation à partir du vécu des faits. La CNV ne s’intéresse pas à une objectivisation des faits. Toute situation doit être prise en compte selon la sensibilité et l’émotion, le vrai et le faux sont relatifs à ce que je perçois.

S : Sentiments et attitudes. Exprimer les sentiments et attitudes tels que je les vis. Aucun jugement ne doit être émis. La simple écoute bienveillante et empathique confirme la justesse des ressentis.

B : Besoins (clarifier le ou les besoins). Tout est centré sur soi. Il n’y a pas de contestation de la justesse des besoins, pas de réflexions morales ou légales.

D : Demande. Les critères suivants doivent être respectés : la demande doit être réalisable, concrète, précise et formulée positivement, à mettre en œuvre aussi rapidement que possible, et… négociable. Si cette demande n’est ni légitime ni recevable, que se passe-t-il ?

Il est précisé que ces concepts ne sont pas des règles à suivre dans un ordre précis, l’ordre OSBD est interchangeable en fonction des situations et des personnes. OSBD est une aide ou un repère qui est censé aider à la communication.

Or exprimer une émotion ou un besoin avant de formuler une demande peut provoquer un véritable chantage émotionnel sur mon prochain.

Sentiments. Selon la CNV, tous les ressentis sont légitimes et peuvent être exprimés ; cependant l’important est de les distinguer d’observations objectives et préciser que c’est ce que nous imaginons ou percevons. Il n’est pas envisagé ce que serait une observation objective. Pourtant l’objectivité repose sur des principes légaux ou moraux bien établis qui ici ne sont pas préalablement pris en compte. Toute évaluation et tout jugement sont donc à proscrire, car il s’agit d’être en phase sans contestation avec l’interlocuteur. Selon le postulat que tout ressenti est fluctuant et subjectif, il ne faut rien figer par des évaluations, des positions fermes ou quelques critères objectifs. C’est le règne de la subjectivité de l’émotionnel, de l’affectif.

En CNV toute analyse rationnelle, est taxée de jugement péremptoire, de psychorigidité, de moralisme… Ainsi toute critique devient le symptôme d’un besoin non comblé que je dois rechercher. Tout est ramené au ressenti, centré soi… : si je ressens de la colère c’est parce que j’ai un besoin qui n’est pas comblé. Je dois alors le dire et exprimer ma demande. Or il y a parfois des faits objectivement faux, mauvais, injustes qui, pour la CNV, sont des croyances dont il faut se libérer. Tout se vaut, ce qui compte c’est de dialoguer pour que les besoins de chacun soient satisfaits. Il n’y a pas de vérité objective.

Questionnement : Or ce que je ressens ne correspond pas toujours à la réalité. Personne ne peut contester la réalité de ce que je ressens, ni le reprocher, ni dire que ce que je ressens n’est pas vrai. Cela ne veut pas dire cependant que ce que je ressens est en adéquation avec la réalité factuelle. Précisément l’émotion, le ressentiment, la rancœur ou la sympathie, la séduction, la fascination peuvent influencer la perception des faits et troubler notre capacité perception et par conséquent de raisonnement.

Cependant la CNV propose quelques conseils de bon sens et d’attention à soi-même et aux autres. Par exemple, si l’on dit à quelqu’un que l’on se sent ignoré par lui parce qu’il ne nous a pas dit bonjour, on ne décrit pas nos sentiments, mais notre interprétation de son comportement. Ce que nous ressentons peut ici être de la tristesse ou de la frustration. De même, certaines expressions cultivent la confusion entre sentiment et jugement.

Autre exemple, « j’ai le sentiment que tu ne m’aimes pas » n’est pas un sentiment, mais un jugement : on interprète le comportement de l’autre. De manière générale, à chaque fois qu’intervient le mot « tu » dans une phrase, la probabilité est très forte qu’il s’agisse d’un jugement et non d’un sentiment.

Il faut être conscient et attentif à la peur de communiquer, sur ce que l’on considère comme intime par pudeur, par peur d’être jugé, et qui provoque un obstacle à une juste relation.

Demande et exigence. La CNV pose le présupposé que les demandes formulées ou perçues comme des exigences seraient difficilement recevables, car elles seraient dominatrices et entraîneraient une soumission. Rosenberg précise que les demandes exprimées sur un mode autoritaire ou contenant des termes qui expriment l’obligation (« il faut », « on doit », « c’est comme ça », verbe à l’impératif, etc.) sont des exigences. L’attitude, les mimiques, le ton, tout ce qui fait la communication non verbale sont à prendre en considération dans des demandes qui peuvent être reçues comme des exigences.

Ces règles ou ces lois de communications exigent un contrôle filtrant la relation à l’autre et par conséquent toute spontanéité.

Les besoins.  Rosenberg les définit ainsi : « Les besoins sont des manifestations de la vie ». Il les considère comme des cadeaux « beaux et précieux »2. L’expression de ces besoins est un fondement de la CNV ; le Centre de la Communication NonViolente en dresse une liste non exhaustive : besoins physiologiques, bien-être physique, sécurité, empathie, compréhension, créativité, amour, intimité, jeu, distraction, repos, détente, récupération, autonomie, sens, spiritualité. Un besoin non satisfait engendrerait des impressions négatives, listées comme abattement, découragement, désolation, exaspération, honte…3 et, à l’inverse, quand un besoin est satisfait, la personne ressentirait un sentiment positif décrit comme à l’aise, aux anges, alerte, rassuré, vivant….

Certains besoins sont légitimes, mais il y a un temps pour tout, le temps et les évènements sont à prendre en compte. Le pratiquant de la CNV n’a pas la toute-puissance, maîtrise d’être en capacité de tout entendre de tout appréhender, de tout gérer.

Spiritualité et CNV

Les praticiens de la CNV ouvrent leur champ d’action aux dialogues sur la spiritualité. On pourrait aborder toute spiritualité par le biais des outils CNV, puisqu’on trouverait les prémices de la CNV chez Gandhi, Krisnamurti, l’évangéliste Saint Matthieu, Martin Buber, ou Teilhard de Chardin. Ainsi pour la CNV, toutes les spiritualités sont compatibles, et, par leur essence même, ne peuvent se contredire. Nous sommes dans le relativisme que dénonçait vigoureusement le futur pape Benoit XVI en 2005, : « Nous nous dirigeons vers une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien pour certain et qui a pour but le plus élevé son propre ego et ses propres désirs. » 4

Selon les principes de la CNV, parler de spiritualité ne devrait pas engendrer de conflit. L’Évangile vient en contradiction surtout dans sa version première en araméen :

Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre… mais le glaive” (Mt 10,34) /…mais la division  (Lc 12,51).

Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne. Que votre cœur cesse de se troubler et de craindre” (Jn 14,27).

Alors, Jésus se contredit-il ?

Le mot « paix » a double sens.

Voici une courte exégèse que l’on peut approfondir sur le site Eecho, Enjeu de l’étude du christianisme des origines Évangiles : primauté de l’araméen, auquel nous nous référons.

« En araméen, il existe deux mots pour dire « paix » alors qu’il n’en n’existe qu’un en grec, eirènè, ainsi qu’en latin, pax. Ces deux mots araméens portent deux sens différents :

Jn 14,27 : “Je vous laisse la shlama, je vous donne ma shlama”.

Mt 10,34 : “… apporter non la shayna mais le glaive”.

Shlama signifie paix sur une racine suggérant le fait d’être bien, physiquement, moralement, familialement, socialement. Souhaiter la paix à quelqu’un (shalom en hébreu, salâm en arabe), c’est désirer pour lui ce bien personnel et avec son entourage.

Et en Mt 10,34, Jésus aborde un autre sujet : le témoignage que ses disciples auront à rendre devant les hommes et la tentation qu’ils auront de le passer sous silence. Il précise alors : “Ne pensez pas que je sois venu apporter la shayna (concorde) sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la shayna mais le glaive (ḥarba’)”.

De plus, il ressort que le mot araméen ḥarba’ a été traduit de deux manières différentes, respectivement sous l’autorité de Matthieu et de Luc. ḥarba’ évoque une force capable de ravager selon le livre de l’Apocalypse, sort “de la bouche” comme le glaive (Ap 2,16 ; 19,15), mais qui est également le contraire évident de la concorde, à savoir la division. Le traducteur grec de Mt a choisi le terme textuel glaive tandis que celui de Lc a préféré celui de division, qui reflète mieux le sens. »

En tout cas, cette Paix donné par Notre Seigneur Jésus, ne peut être assimilée à des compromis, ni à des complaisances, elle exige justice et vérité avant miséricorde.

L’Education Positive

Suite logique de la Communication NonViolente, dont elle est l’adaptation pédagogique, l’idéologie de l’Éducation Positive se vend bien. La presse parentale, des livres, des blogs, des forums lui sont consacrés. Encore confidentielle il y a 10 ans, elle est aujourd’hui considérée comme l’approche éducative la plus à même de respecter les Droits de l’Enfant, le Conseil de l’Europe la promeut dans ce sens.

Martin E. P. Seligman (1942- ), chercheur en psychologie et professeur à l’Université de Pennsylvanie systématise l’Éducation Positive en 1998. Il la présente comme une véritable science, elle serait construite grâce à des recherches scientifiques rigoureuses suivant des protocoles expérimentaux bien définis. Or considérer la psychologie relationnelle comme une véritable science est un abus de langage. Les recherches sur les relations interpersonnelles et à fortiori sur l’Éducation Positive ne peuvent pas être qualifiées de véritable science puisque que la subjectivité interprétative en est la caractéristique.

Seligman va plus loin encore dans l’objectif de la psychologie positive : elle « étudie ce qui donne un sens à la vie. » Elle aurait alors la prétention de se substituer à toute religion et même à toute transcendance puis qu’elle détiendrait la clef de ce qui fait sens.

L’Éducation Positive prétend modifier en profondeur la psychologie : il s’agit non plus seulement d’étudier les relations entre les gens, mais de guider ces relations pour plus de bonheur. Une des multiples définitions tentant de décrire la Psychologie Positive source de l’Éducation positive, la présente comme : « l’étude des conditions et processus qui contribuent à l’épanouissement ou au fonctionnement optimal des gens, des groupes et des institutions. » Définition à l’eau de rose qui évacue toute possibilité d’une souffrance existentielle ou d’une pathologie clinique.

Les sociologues Edgar Cabanas et Eva Illouz, auteurs de Happycratie : Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies5 replacent l’Éducation Positive dans un mouvement plus global de quête du bonheur et mettent ainsi en garde contre ce type de méthode :

« Le bonheur se construirait, s’enseignerait et s’apprendrait : telle est l’idée à laquelle la psychologie positive prétend conférer une légitimité scientifique. Il suffirait d’écouter les experts et d’appliquer leurs techniques pour devenir heureux. L’industrie du bonheur, qui brasse des milliards d’euros, affirme ainsi pouvoir façonner les individus en créatures capables de faire obstruction aux sentiments négatifs, de tirer le meilleur parti d’elles-mêmes en contrôlant totalement leurs désirs improductifs et leurs pensées défaitistes. Mais n’aurions-nous pas affaire ici à une autre ruse destinée à nous convaincre, encore une fois, que la richesse et la pauvreté, le succès et l’échec, la santé et la maladie sont de notre seule responsabilité ? »

Le nom même d’Éducation Positive ferme la porte à toute critique : remettre en question l’éducation positive qui promet et promeut le « meilleur » pour l’enfant, est ainsi disqualifié d’emblée. Comment remettre en question ce qui serait par essence positif et accepter ce qui serait négatif. Peut-on être pour le mal contre le bien, pour le faux contre le vrai, pour l’injuste contre l’injuste ?

La course à la perfection relationnelle est source de culpabilités pour le parent, le pédagogue, l’éducateur, qui ne pourront jamais être parfaits. Ce qu’on exige d’eux c’est de passer à tout moment du naturel « J’en ai marrrrre de ta chambre en désordre permanent » à la proposition qui suit les étapes OSBD « Quand je vois le sol de ta chambre recouvert de jouets, de tes affaires, je me sens contrarié et découragé parce que mon besoin d’ordre n’est pas satisfait, pourrait-on discuter afin de trouver une solution qui respecte ton besoin d’avoir un espace à toi ? ». Il reste dans ces propos supposés neutres une violence sous-jacente que l’enfant perçoit intuitivement.

La formulation ou reformulation sous une apparences de non-violence ou de positivité peuvent être plus nocives encore qu’une exigence assumée de respect de règles : cette manière de parler brouille ou cache la perception de ce qui est en réalité un abus larvé d’autorité.

Les défenseurs de l’Éducation positive expliquent que les générations précédentes nous auraient infligé des habitudes éducatives nocives, voire toxiques, dont nous aurions à prendre conscience (pleine conscience !), et qu’il nous faudrait changer pour qu’à leur tour nos enfants puissent transmettre à leurs enfants de nouvelles habitudes éducatives « positives ».

Si, bien sûr, le comportement des enseignants et autres éducateurs est à interroger, pour tenter de ne pas renouveler des erreurs, des injustices, ou des traumatismes subis, tout n’est sans doute pas à rejeter de l’éducation qu’ils ont eux-mêmes reçue.

L’important pour le pédagogue ou le parent n’est-il pas de se faire obéir pour transmettre ce qu’il a lui-même reçu de savoir, d’affection et de sagesse ?

Ce chapitre n’est pas à entendre comme une condamnation de la CNV ou l’éducation positive, mais comme une invitation à élever le regard, et à envisager que ces techniques induisent un angélisme qui est en réalité peu propice à élever la conscience morale et spirituelle.

Ces méthodes « formatent » la relation en contournant les aspérités normales des échanges, perçues à tort comme néfastes, alors qu’elles font simplement partie de la vie et nécessite des réajustements que chacun peut opérer quand un échange est trop vif.

Les approches New Age participent à l’aseptisation, à la dénaturation et même parfois à la perversion des rapports humains. Les praticiens de la CNV et de l’éducation positive adoptent un langage doucereux, lénifiant qui cache souvent un sourde colère quand on n’entre pas dans le jeu.

Discernement

La CNV, et à sa suite l’éducation positive font partie de ces méthodes globales tout-en-un, un trousseau de clés bien pratique, s’adaptant à toutes les portes, et qui balise le terrain à votre place. C’est rassurant !

Tenter de maîtriser ses émotions, ses fragilités ou d’éviter les conflits, c’est du bon sens quand il s’agit de trouver la solution à une crise. Cela peut aider à ne pas s’énerver face à des interlocuteurs agressifs ou de mauvaise foi. Mais la CNV inverse le processus en demandant à mon interlocuteur à de m’aider à résoudre ma propre tension, en améliorant son comportement vis-à-vis de moi.

Lorsqu’on invite avec prégnance, de manière systématique et entrainée, à ce type de comportement en entreprise ou en communauté, on entre en relation de manière stéréotypée, où la spontanéité, la délicatesse relationnelle font place à des procédures conditionnées.

C’est la conscience morale qui est en jeu dans ces méthodes de communication. Une juste réflexion est à proposer sur la morale, non pas comme une suite d’interdits, mais comme des règles pour un bonheur durable. Le glissement de la conscience morale vers la conscience psychologique du ressenti et de l’émotion est en effet caractéristique de ces méthodes. Le ressenti est à interroger et à mettre en distance pour ne pas devenir esclave d’une immédiateté réactionnelle. Comment agir avec justesse si je ne pose pas un juste jugement face à une situation ? Comment apprendre la patience si j’estime que mes besoins doivent être satisfaits et que je refuse les émotions « négatives » ? Comment concilier la satisfaction de mes besoins vitaux et une vie intérieure guidée la Parole de Dieu, la vie sacramentelle, laissant agir le Saint-Esprit ?

La CNV peut donner l’illusion d’une approche altruiste alors qu’elle est particulièrement centrée sur soi. Ce sont les plus malins qui en tirent avantage : ceux qui sont déjà enclins à maîtriser leurs émotions pour manier autrui.

Si j’exige que soient satisfaits tous mes besoins au nom de mon ressenti, peu à peu, mon intelligence s’obscurcit et ma volonté s’aliène à ma volonté propre et à mes désirs immédiats.

Cette non-violence provoquée, aseptisée, n’engendre-t-elle une violence plus intériorisée et potentialisée par mon illusion de maîtrise ? N’est-ce pas une cosmétique relationnelle qui enfouit vérité et justice ?

Ainsi, un conflit peut se créer sournoisement entre l’adhésion envers la vérité et la justice et l’adhésion à l’opinion du groupe, ou du « maître » en CNV, respectant les règles de la CNV. L’opinion du groupe est choisie, fournissant une sécurité relationnelle et affective faussement spontanée. La CNV est une technique de contrôle, un conditionnement relationnel incompatible avec l’âpreté du réel.

Cette non-violence dont les modèles seraient Gandhi ou Martin Luther King contourne les aspérités habituelles de la communication qui amène au respect de l’autre.

La CNV comme d’autres approches New Age participent à la pasteurisation des rapports humains, à la mise en conformité à des modèles qui seraient solution à tous les conflits…

Sa toxicité est liée à une inversion des valeurs, accaparant la notion de bienveillance ou d’empathie dans sa référence à Carl Rogers. Cette empathie n’a rien à voir avec la sympathie (souffrir avec) ou avec la compassion (pâtir en communion). Les pratiquants de CNV se comportent, de façon plus ou moins consciente, comme si eux seuls savaient ce qu’est l’empathie, qu’ils en avaient la « clé ». Sympathie et compassion ne sont pas des techniques, elles sont inspirées essentiellement par le respect de l’autre et mieux encore par l’amour du prochain en référence à l’Amour du Christ.

Maslow lui-même découvrit à la fin de sa vie, un besoin supérieur, libre et volontaire : l’importance de se donner aux autres gratuitement.

« Que votre oui soit un oui, que votre non soit un non ». (Mt 5,37) Le Christ nous incite à nous engager. Non pas à renvoyer vers l’autre le choix.

Faut-il se sentir complètement compris, et avoir satisfait tous ses besoins pour commencer à aimer Dieu et son prochain, comme nous y invite le Christ ? Il ne s’agit pas alors de commencer par s’aimer soi-même ou de demander à nos proches de nous aimer comme nous le souhaiterions. N’est-ce pas une inversion des deux premiers commandements ? Le premier étant d’aimer Dieu de tout son cœur de toute son intelligence et de tout son esprit, le second qui lui est semblable d’aimer son prochain comme soi-même. Il y a un ordre à respecter dans la vie spirituelle, Dieu a la priorité, ensuite le prochain et enfin soi-même. Ces méthodes inversent la perspective. Les Béatitudes indiquent la vraie route de la non-violence de la paix et de la joie intérieures.

Le combat spirituel, entre ressentis et raison se doit être éclairé par la foi et la charité.

Un des signes de maturité spirituelle consiste à poser des actes que notre nature rechigne parce que nous savons, avec le discernement de l’intelligence éclairée par la foi, que c’est la volonté de Dieu.

Que Ta volonté soit faite, en est le fondement, que mon intelligence y adhère en est le moyen, que cela se concrétise en actes et en vérité en est le but.

Que ton oui soit oui, que ton non soit non.


Annexe

« La dérive de la parentalité “exclusivement” positive doit être dénoncée »

Extrait d’une Tribune collective de 350 spécialistes de l’enfance de Figaro vox publié le 28/10/2022 (disponible sur internet).

« En ce mois d’octobre, une représentante du Conseil de l’Europe a exprimé l’hypothèse de déconseiller à l’avenir le « time-out» pour nos enfants (ou «mise à l’écart temporaire hors de l’espace commun», généralement dans leurs chambres, pour qu’ils se calment ou pour les punir)… Cette annonce… la parentalité dite «exclusivement » positive qui voit dans toute fermeté, contrainte ou effort exigé une forme de violence faite aux enfants gagne du terrain…

Les premiers à souffrir de cette parentalité sont les enfants qui ne sont plus aidés à grandir, se sentant abandonnés par des adultes à l’attitude exclusivement empathique, à qui on fait croire qu’un enfant peut se contenir, se limiter, s’éduquer, s’élever tout seul. On parle de leur retirer les limites et le cadre dont ils ont besoin pour se construire…

Les enfants ne sont pas les seules victimes de cette parentalité… Les parents se trouvent menottés dans l’exercice de leur autorité, paralysés par la crainte de blesser leur enfant de façon irrémédiable en l’exposant à un cadre ferme. Il en est de même pour les professionnels de la santé mentale dont les consultations se remplissent de jeunes patients souffrant des conséquences de cette dérive, entre narcissisme, toute-puissance, intolérance à la frustration et émergence de pathologies psychiatriques graves.

Les enseignants voient leur santé mentale et parfois physique affectée chez des enfants exprimant de plus en plus fort des « besoins » de plus en plus complexes. Les enseignants sont facilement critiqués pour ne pas être à la hauteur des besoins de l’enfant ou pour y répondre de manière inappropriée, voire violente. On leur en demande toujours plus, et particulièrement d’exercer leur métier de pédagogue et d’éducateur avec une bienveillance excluant toute contrainte et tout effort imposé aux enfants…

Nos enfants ont le droit de bénéficier d’une parentalité ferme et bienveillante qui leur donne la possibilité de bien grandir. Et cela passe par la mise en place de limites. Alors oui, les limites dérangent, créent une frustration, un manque, un moment inconfortable. Mais à travers ce cadre contenant, ce qui se joue pour le psychisme de l’enfant, c’est la possibilité de se confronter à la souffrance d’un désir non satisfait et de la tolérer, et c’est aussi l’opportunité de se confronter aux besoins et aux limites de l’autre. Si cette expérience n’est pas faite, le désir devient un tyran qui exige satisfaction, sans considération pour autrui…

Ainsi, ce sont ces limites fermes et bienveillantes qui permettront aux enfants de sortir de leur toute-puissance infantile, de devenir des adultes autonomes, des citoyens capables de fonctionner en interaction avec les autres… Et contrairement à ce que les défenseurs d’une parentalité exclusivement positive peuvent en dire, une limite (de même qu’une contrainte ou un effort demandé) n’est pas source de traumatisme ! C’est au contraire une source d’apaisement et de sécurité. Or, cette sécurité est le tout premier besoin et le tout premier droit de l’enfant. Cette sécurité nécessite des frustrations pour le protéger.

Être ferme n’est pas être violent, c’est montrer sa position d’autorité dans une relation où l’enfant n’est pas l’égal de l’adulte en raison même de son immaturité et de son besoin de protection. Laisser à l’enfant le temps de se calmer seul n’est pas de la maltraitance, c’est lui permettre de grandir. Utiliser le time out, c’est permettre à l’enfant de « penser pour comprendre » … L’agitation, l’agressivité, l’impulsivité, l’opposition sont présentes et normales chez les jeunes enfants. Mais ils ont besoin qu’on les aide à contenir leurs pulsions. C’est le rôle des parents, rôle qui devrait être soutenu par la société qui aujourd’hui, tend au contraire à culpabiliser et juger tout parent qui éduque son enfant…


Notes

1 Marshall B. Rosenberg. Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs) – Introduction à la Communication NonViolente– Éditions La Découverte, 1999.

2 Dénouer les conflits par la Communication NonViolente, éd. Jouvence, 2006, p. 41

3 Thomas d’Ansembourg, « Cessez d’être gentils, soyez vrais », Les Éditions de l’Homme, 2001, p.242-243.

4 Benoit XVI, Homélie prononcée lors de la messe d’ouverture du Conclave le 18 avril 2005.

5Edgar Cabanas et Eva Illouz (trad. de l’anglais), Happycratie : Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Paris, Premier Parallèle, 2018.

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