L’homme et son corps dans la tradition patristique

Saint Irénée et saint Justin (II° s.)                                                                                       

Dans la tradition patristique, nous nous référerons principalement à Saint Irénée, et à saint Justin, pour plusieurs raisons. Saint Irénée (130-202) originaire de Smyrne, né dans une famille chrétienne, a été nourri de la pensée biblique. La communauté de Smyrne après celle d’Éphèse a reçu directement les enseignements de saint Paul et de saint Jean. Il a vu et entendu Polycarpe, disciple direct de saint Jean, et a été nommé évêque par lui. Smyrne, ville d’Ionie a été le berceau de la philosophie grecque dont saint Irénée fut imprégné.

Justin (+ 165) est le premier philosophe d’origine païenne à avoir exercé, après sa conversion au Christ, une profonde influence sur la pensée chrétienne. C’est le saint patron des philosophes.

L’usage pertinent et limpide de la raison donne à saint Justin et saint Irénée des clefs pour discerner entre les méandres tortueux des doctrines gnostiques qui pullulaient à leur époque. En fidélité à la Tradition apostolique, leur sens aigu du réel et leur clarté de pensée nous sont toujours précieux et d’une actualité saisissante, gnose et New-Age ayant bien des points communs.

Ainsi concernant l’homme et son corps, saint Irénée ne cesse de nous rappeler : « L’un des buts premiers de l’incarnation du Verbe de Dieu a été et reste toujours celui de nous révéler la vérité par et dans sa chair. Par son incarnation c’est-à-dire par et dans sa chair, le Christ ne nous a pas simplement rachetés, avant tout il a d’abord voulu nous révéler la Vérité reçue par Lui d’auprès du Père et ensuite nous communiquer sa vie. »[1] L’importance de l’incarnation, du corps est première, le christianisme est par essence la religion de l’incarnation. Toute la première tradition chrétienne de Rome nous l’atteste, de saint Irénée à saint Clément de Rome, de saint Justin, au magnifique petit traité apologétique dont l’auteur est inconnu : À Diognète. Dans la mouvance de la tradition d’Antioche chère à l’orthodoxie, de saint Ignace d’Antioche à saint Polycarpe disciple de saint Jean et saint Théophile d’Antioche, tous fondent leur théologie sur l’incarnation de Jésus vrai Dieu et vrai homme. Ces premiers Pasteurs sont obéissants en tout point aux Écritures Saintes. De plus ils enseignent sous le contrôle et la confirmation de la tradition apostolique de l’Église.

« Depuis ton plus jeune âge, tu connais les Saintes Écritures : elles ont le pouvoir de te communiquer la sagesse, en vue du salut par la foi que nous avons en Jésus Christ. Toute l’Écriture est inspirée par Dieu ; elle est utile pour enseigner, dénoncer le mal, redresser, éduquer dans la justice ; grâce à elle, l’homme de Dieu sera accompli, équipé pour faire toute sorte de bien » (2 Tm 3, 15-17).

C’est ainsi que saint Irénée affirme : « Il faut nous réfugier auprès de l’Église, nous allaiter de son sein et nous nourrir des Écritures du Seigneur. Car l’Église a été plantée comme un paradis dans le monde. ‘Tu ne mangeras pas du fruit de tous les arbres du paradis’ dit l’Esprit de Dieu. Ce qui veut dire : Mange de toute l’Écriture du Seigneur, mais ne goûte pas à l’orgueil et n’aie nul contact avec la dissension des hérétiques. »[2] Pour la Tradition biblique et apostolique, l’origine de la création de l’univers est ex nihilo per Verbum, in Spiritu, c’est-à-dire : Dieu le Père aidé de ses deux mains, son Verbe, le Christ, et son Esprit Saint a créé le monde et tous les êtres sans exception. Ainsi que le proclame saint Jean : « C’est par lui que tout est venu à l’existence, et rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sans lui » (Jn 1, 3). Dieu a tout créé.

 

Réincarnation et Immortalité

La réincarnation n’est pas envisageable dans la tradition de l’Église. Le credo proclame la résurrection de la chair et la vie éternelle.

Saint Irénée est formel : « Le Seigneur a parfaitement enseigné que les âmes demeurent sans passer par d’autres corps ; elles gardent même telle quelle la caractéristique du corps auquel elles sont adaptées, et elles se souviennent des actes qu’elles ont posés ici-bas et qu’elles ont cessé de poser… Les âmes demeurent, elles ne passent point en d’autres corps… »[3]

« Pour la Tradition apostolique les hommes possèdent donc une âme qui survit à la mort de leur corps. Par contre, pour elle, les âmes, comme toute créature, sont temporelles et de ce fait, en dehors d’une union libre et aimante à Dieu et son éternité, appelées à connaître la dissolution. Là encore Justin et Irénée sont les plus abondants et les plus caractéristiques sur ce point. Les deux, en effet, ont eu à lutter contre la problématique : « corps corruptible/âme incorruptible », prônée soit par les païens hellénisants, soit par les gnostiques. » (Père H.Lassiat. L’actualité de la catéchèse apostolique, Éd. Présence, 1979, p.91).

Les âmes possèdent une nature qui survit à la mort de leurs corps. Cependant les âmes pour la Tradition apostolique sont temporelles, et par conséquent elles sont appelées à connaître la dissolution, si elles ne demeurent pas dans une union libre et aimante avec Dieu qui seul est incréé et éternel.

C’est une différence fondamentale avec la pensée des gnostiques et celle du New-Age actuel pour qui l’âme serait de l’ordre d’une énergie immortelle. Confondre l’âme immortelle en Dieu, de tradition biblique et de l’Eglise, avec l’énergie du ki du chi ou du prana qui s’il elle existait serait passagère est une source de grave confusion. Les Pères de l’Église et Saint Irénée précisent que l’existence et la vie ne sont pas inhérentes à la nature de l’âme. Ils veulent alors, dans leur contexte historique sans doute parler de la psychè (l’homme composé tripartite, corps, psychè, esprit). « Ce n’est pas de nous ni de notre nature que vient la vie. Mais elle nous est donnée selon la grâce de Dieu. » [4]

Saint Justin ne dit pas autre chose : « Pourtant l’âme est vivante, personne ne peut le nier. Si donc elle est vivante, ce n’est pas parce qu’elle est vie, mais parce qu’elle bénéficie de la vie. L’âme ne participe à la vie que dans la mesure où Dieu veut qu’elle vive. »[5] Et saint Irénée d’insister : « C’est pourquoi celui qui garde le don de la vie et rend grâce à Celui qui le lui a donné, recevra aussi la longueur des jours pour les siècles des siècles. Mais celui qui rejette ce don, qui ne témoigne qu’ingratitude, pour l’existence reçue et qui refuse d’en reconnaître le Donateur, celui-là se prive de la durée pour les siècles des siècles. »[6]

Ainsi pour Saint Irénée l’âme est capacité à recevoir l’existence et la vie[7]. Voilà l’enseignement qu’il tire de la création de l’homme en Genèse 2, 7 : « Alors le Seigneur Dieu modela l’homme avec la poussière tirée du sol ; il insuffla dans ses narines le souffle de vie, et l’homme devint un être vivant. » La poussière désigne le corps et le souffle de vie, l’âme. Le corps est animé par l’âme. « Car de même que le corps animé par l’âme n’est pas lui-même l’âme, aussi longtemps que Dieu le veut ; de même l’âme n’est pas VIE elle-même, mais participe à la vie donnée par Dieu. » [8]

En affirmant que l’homme est âme en même temps que corps, les Pères de l’Église se sont opposés au matérialisme ou au naturalisme qui réduisent l’homme à sa seule réalité physique ou biologique, et au spiritualisme selon lequel le corps serait un tombeau qui emprisonne l’âme (doctrine de Pythagore reprise par Platon et actuellement par les théosophes et autres rosicruciens). Grégoire de Nysse souligne, à la suite de l’anthropologie biblique, l’unité du composé humain dès la conception : « ni l’âme ne vient avant le corps ni l’inverse. » [9] L’âme et le corps sont distingués sans être séparés, unis sans être confondus.

(La médecine occidentale moderne soigne de manière naturaliste non pas des personnes, mais des corps ou des organes morcelés et réduits par le biais d’analyse à des séries de chiffres. Une médecine basée sur une anthropologie chrétienne, en tenant compte des dernières découvertes de la science médicale, devrait considérer le patient dans sa réalité humaine totale.)

L’identification entre l’âme et le souffle de vie chez les gnostiques, ou dans la conception orientale du prana, est l’objet de toutes les confusions, de toutes les illusions et au pire, de toutes les supercheries.

Car ce prana, cette énergie vitale nécessaire à la vie, ferait des êtres humains, mais aussi de tous les êtres vivants dans la métempsychose, un prolongement direct de Dieu et leur conférerait l’éternité. Or saint Irénée et la jeune Église sont formels : le postulat de l’incorruptibilité de l’homme par le biais de l’incorruptibilité de son âme, qui transmigrerait de réincarnation en réincarnation, n’est qu’une reprise ou une extension du mensonge diabolique, celui qui a promis à l’homme l’Immortalité. Justin avant Irénée l’avait affirmé, le postulat de l’immortalité définitive de l’âme pousse les hommes à croire que : « Leur âme étant immortelle, ils n’ont pas besoin de Dieu »[10] ni de son salut en Jésus-Christ. Et Irénée de confirmer : si ce postulat est vrai, « la foi est superflue, et la descente d’un Sauveur est sans objet. »[11]

L’homme ne peut pas être successivement plusieurs personnes, avoir dans le temps plusieurs identités.

Homme, image et ressemblance de Dieu

« Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance» (Gn 1, 26). « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, il les créa homme et femme. » (Gn 1, 27).

C’est la dignité même de l’homme d’être créé à l’image et selon la ressemblance de Dieu. Dignité que ne possède aucun animal.

Le corps temple de l’Esprit Saint (1 Co 6, 19), est précieux pour Dieu. Saint Justin commentant ces versets de la Genèse l’exprime avec force : « L’Écriture ne dit-elle pas : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. » Quel homme ? C’est évidemment l’homme charnel. Car l’Écriture dit encore : « Dieu prit de la poussière de la terre et il façonna l’homme. » Il est donc évident que l’homme qui fut fait à l’image de Dieu était l’homme charnel. Comment, dès lors, ne serait-il pas absurde de dire que la chair, qui fut façonnée par Dieu à son image, est vile et de nul prix ? Mais, au contraire, que la chair soit réalité précieuse. Aux yeux de Dieu, nous le savons déjà parce que c’est Lui qui l’a modelé : l’artiste, le sculpteur ou peintre aime toujours l’image qu’il a faite. Nous pouvons aussi l’apprendre par toute l’économie de la création : si tout le reste a été fait pour la chair, c’est qu’elle est précieuse pour son auteur. » [12]

La primitive Église a distingué les deux notions d’image et de ressemblance de Dieu. Si l’image est actuelle, déjà réalisée, car elle se rapporte à notre nature et à sa constitution, la ressemblance demeure en potentialité : elle est à accomplir, elle dépend de nos choix, de notre volonté, de notre liberté à réaliser pleinement notre nature d’homme. L’exercice des vertus nous permet d’accueillir la grâce qui accomplit cette ressemblance avec Dieu.

« Ainsi la finalité de notre corps ajusté à une vie spirituelle est de s’accorder et de s’unir à Dieu. Les yeux doivent permettre à l’homme de voir Dieu à travers l’harmonie et la beauté de la création et ainsi de le célébrer et de rendre grâce. Les oreilles doivent lui permettre d’écouter les divines paroles et les lois de Dieu ; par l’odorat il doit pouvoir sentir la bonne odeur de Dieu, et par le goût goûter en tout aliment « comme est bon le Seigneur » (Ps 33, 9).

La finalité des autres organes du corps est pareillement d’agir selon Dieu, selon la recommandation de Saint Paul : « Je vous exhorte à offrir vos corps comme un sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu. » (Rm 12, 1). La fonction spirituelle des mains est ainsi d’accomplir pour lui et en lui les actions nécessaires, de servir la volonté divine, d’agir pour la justice, de se tendre vers lui dans la prière (Ps 87, 10 ; 143,6. Tm 2,8) ; celle des pieds est d’aller accomplir le bien et servir Dieu ; celle de la langue de proclamer la Bonne Nouvelle et de chanter la gloire de Dieu ; celle du cœur d’être le lieu de la prière ; celle des poumons de produire le souffle qui rythme et accompagne celle-ci. »[13]

Il est important de souligner ce point, car la mentalité contemporaine, et plus particulièrement le New-Age ont tendance à considérer que le christianisme déprécie le corps comme étant l’objet de tous les péchés de toutes les culpabilités, et qu’il a à son égard suspicion et rejet. Nous y reviendrons dans le dernier exposé.

Le corps déchu

Le péché n’est jamais évoqué dans le New-Age.

L’homme voulut par orgueil devenir dieu par lui-même à l’invitation du serpent : « Vous serez comme des dieux. » (Gn 3, 5).

Une version populaire a souvent représenté le péché d’Adam et Ève comme un péché de gourmandise ou un péché sexuel lié à la consommation du fruit défendu. En fait plus subtilement l’homme a cherché à jouir dans son corps des réalités sensibles, car il s’est détourné de sa relation d’amour avec Dieu, et de la contemplation spirituelle qu’il en avait. Dès lors son intelligence et ses facultés se sont mises au service d’assouvissements de plaisirs charnels. Le corps devient l’instrument privilégié de la jouissance charnelle. Celle-ci prend la place de la jouissance spirituelle d’être uni à la volonté de Dieu. C’est l’amour de soi et l’affection passionnée et désordonnée pour le plaisir du corps (l’orthodoxie l’appelle la philautie), accompagnée d’une fuite et d’un refus de toute douleur et de toute souffrance.

« Le plaisir auquel se soumet Adam après sa faute est donc une forme déchue, inférieure, de jouissance, un plaisir grotesque et superficiel, limité et de courte durée, qui le prive, en prenant sa place, d’un plaisir plus élevé, plus profond, et dont il jouirait plus harmonieusement dans la totalité de son être. »[14]

« Deux amours ont fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre, l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité céleste. L’une se glorifie en elle-même, l’autre dans le Seigneur. L’une demande sa gloire aux hommes ; pour l’autre, Dieu témoin de sa conscience est sa plus grande gloire. L’une dans sa gloire dresse la tête ; l’autre dit à son Dieu : « Tu es ma gloire et tu élèves ma tête. » (Ps 3, 4). L’une, dans ses chefs ou dans les nations qu’elle subjugue, est dominée par la passion de dominer ; dans l’autre on se rend mutuellement service par charité, les chefs en dirigeant, les sujets en obéissant. L’une en ses maîtres, aime sa propre force ; l’autre dit à son Dieu : « Je t’aimerai, Seigneur, toi ma force » (Ps 17, 2). »[15]

Les effets du péché

Les Pères de l’Église ont remarquablement analysé le scénario du péché originel. Ce péché originel est le prototype de tous les péchés. Ils ont précisé, avec une grande pertinence, les mouvements qui conduisent à cette rupture de relation avec Dieu, avec soi-même avec son prochain et avec la nature. Quelle actualité ! Il ne s’agit pas là d’un mythe, mais d’une description clinique du mécanisme du péché et de ses conséquences.

Adam s’est détourné de Dieu et par conséquent de sa grâce. Il transmet à sa descendance les maux contraires à cette relation d’amour pour laquelle Dieu l’a créé. Il connut la tristesse et la souffrance liée à cette rupture qui se manifestèrent dans sa chair, la maladie, la corruption et finalement la mort.

Cette nouvelle condition de l’homme, due à sa chute, est signifiée dans la Genèse par les tuniques de peaux (Gn 3, 21) manifestant sa condition désormais soumise à la matérialité, à l’animalité et à l’obscurcissement de sa vocation première.

Les trois degrés de la chute

Premier mouvement : Le jardin non gardé. Entrée dans l’illusion.

« Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que le Seigneur Dieu avait faits. Il dit à la femme : « Alors, Dieu vous a vraiment dit : « Vous ne mangerez d’aucun arbre du jardin » ? »

La femme répondit au serpent : « Nous mangeons les fruits des arbres du jardin. Mais, pour le fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : « Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sinon vous mourrez. » » Le serpent dit à la femme : « Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » La femme s’aperçut que le fruit de l’arbre devait être savoureux, qu’il était agréable à regarder et qu’il était désirable, cet arbre, puisqu’il donnait l’intelligence. Elle prit de son fruit, et en mangea. Elle en donna aussi à son mari, et il en mangea. » (Gn 3, 1-6).

Dieu avait demandé à l’homme de garder et de cultiver le jardin. Adam a laissé entrer le serpent. Ainsi le serpent est entré en dialogue avec la femme. Dieu est nommé Adonaï Élohim, mais la femme dans le dialogue avec le serpent ne parle plus que de Dieu. Dieu n’est plus son Seigneur, Dieu devient l’autre. Et la femme ajoute de l’interdit en disant que Dieu avait dit : « Vous ne mangerez pas du fruit et vous n’y toucherez point. »

Elle biaise le commandement pour justifier sa transgression. Son dialogue avec le serpent lui donne à voir autre chose, elle entre dans l’illusion du serpent. Elle voit la mort comme étant la vie et la vie comme étant la mort. Elle ne voit plus la vérité, la réalité, elle voit la nudité avec un regard de convoitise.

L’homme est une terre insufflée, il a en lui le désir de communier avec la terre. Communier c’est manger. L’homme va désormais manger du fruit en dehors de l’ordre donné par Dieu et ainsi il oublie que Dieu l’a insufflé.

Deuxième mouvement : La fuite devant Dieu. Se cacher.

« Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils se rendirent compte qu’ils étaient nus. Ils attachèrent les unes aux autres des feuilles de figuier, et ils s’en firent des pagnes. Ils entendirent la voix du Seigneur Dieu qui se promenait dans le jardin à la brise du jour. L’homme et sa femme allèrent se cacher au regard du Seigneur Dieu parmi les arbres du jardin. Le Seigneur Dieu appela l’homme et lui dit : « Où es-tu donc ? » Il répondit : « J’ai entendu ta voix dans le jardin, j’ai pris peur parce que je suis nu, et je me suis caché. (Gn 3, 7-10).

Les Pères de l’Église disent que l’homme dans son état premier était revêtu de la Gloire divine.

Ils se cachent derrière des feuilles de figuier, ils se cachent dans le jardin, ils fuient la relation et ils ont peur. Ils refusent cet appel au repentir : « Où es-tu ? »

L’homme qui ne se repent pas, il a peur, il est dans l’angoisse. Il se cache, se distrait, jouit pour oublier son angoisse et invente toute sorte de méthodes, d’idéologie, de stratagèmes pour éviter une relation juste et vraie avec son Créateur et Sauveur. Il ne veut pas se reconnaître pécheur.

Troisième mouvement : Le rejet de la faute sur l’autre. L’endurcissement du cœur.

L’homme se trouve comme chosifié, d’ailleurs si l’on suit le sens premier de l’hébreu, on peut traduire dans la réponse d’Adam, à Dieu : « c’est ça que tu as mis à mes côtés » en parlant d’Ève.

Ève est devenue une chose, un objet. Reprenons ce passage : « Le Seigneur Dieu appela l’homme et lui dit : « Où es-tu donc ? » Dieu ne cesse depuis ce jour de chercher l’homme qui se cache. « Il répondit : « J’ai entendu ta voix dans le jardin, j’ai pris peur parce que je suis nu, et je me suis caché. ». Adam ne se voit qu’à travers sa nudité matérielle, et il voit sa compagne de la même façon. « Le Seigneur reprit : « Qui donc t’a dit que tu étais nu ? Aurais-tu mangé de l’arbre dont je t’avais interdit de manger ? » L’homme répondit : « La femme que tu m’as donnée, c’est ça qui m’a donné du fruit de l’arbre, et j’en ai mangé. »

L’autre devient un objet de jouissance oubliant son être et sa vocation à une vie de relation d’amour. « Le Seigneur Dieu dit à la femme : « Qu’as-tu fait là ? » La femme répondit : « Le serpent m’a trompée, et j’ai mangé. »

L’homme rejette sa responsabilité sur la femme et la femme sur le serpent. C’est l’endurcissement du cœur. L’homme rend Dieu responsable et se détourne de Lui.

Le chemin du retour à Dieu, la conversion

Les Pères de l’Église ont expérimenté tous ces mouvements, toutes ces étapes. Ils ont lu et relu ces passages fondamentaux et les ont reliés à leur propre expérience, à leur propre combat spirituel.

Degré 1 : Le repentir permet l’adoucissement du cœur qui est l’œuvre de l’Esprit Saint et dans un même mouvement l’acceptation de sa responsabilité personnelle dans cette compromission avec le péché. Je suis responsable de l’état de mon cœur. Je suis responsable de mes actes. J’ai péché, je me suis révolté contre Dieu.

Degré 2 : Ne plus se cacher et s’exposer à Dieu, en passant des ténèbres où nous nous cachions, à son admirable lumière. Comme je prends conscience que Dieu m’aime, j’accepte qu’il me montre les lieux de mon enténèbrement.

Degré 3 : En obéissant à la Parole de Dieu, en faisant sa volonté et en renonçant à ma volonté propre : faire ce que je veux quand je veux et où je veux. En recevant le corps et le sang du Christ, mes yeux s’ouvrent à une réalité simple, belle et juste. Dieu nous veut heureux, et notre bonheur, c’est de lui rendre Gloire maintenant et dans l’éternité. En combattant contre notre imagination. Nous avons une grande propension à la distraction, à être hors de nous-même, et finalement à éviter la vie intérieure, la vie de prière dans une relation incessante à Dieu. En rendant grâce à Dieu, de tout notre corps, de tout notre être, non pas uniquement pour ce qu’il nous donne, mais pour ce qu’Il est. Dire oui à Dieu à l’imitation de la Vierge Marie.

Ainsi le corps redevient « corps de beauté », « temple du Saint-Esprit » (1 Co 6, 19) et potentiellement « corps de gloire » (Ph 3, 21).

Le corps sauvé

Le christianisme est la religion qui accorde le plus d’importance et de valeur au corps et le voue à la plus haute destinée, sa glorification dans le Christ ressuscité pour l’éternité.

La vie spirituelle consiste en des exercices pratiques qui ne sont pas des contraintes légalistes, comme dans le Judaïsme ou l’Islam, que l’on doit observer rigoureusement pour être sauvé. Il ne s’agit pas de règles restreignant la liberté. Il ne s’agit pas d’ascèse qui contraigne le corps comme dans le yoga pour accéder automatiquement à des degrés de « pleine conscience ».

Dans la vie spirituelle chrétienne, les exercices consistent à cultiver et fortifier les vertus, notamment cardinales : la prudence, la tempérance, la force et la justice. Ces vertus sont aidées et confortées par les trois vertus théologales reçues du Saint-Esprit que sont la Foi, l’Espérance et la Charité. L’exercice des vertus suppose un travail, une discipline, une ascèse pour lutter contre les passions qui agitent le cœur et le corps de l’homme, les trois principales étant liées au pouvoir ou à la volonté propre, au sexe et aux relations affectives et à l’argent et aux désirs de posséder. L’Église propose comme thérapie contre ces passions, l’obéissance, la chasteté et la pauvreté. En luttant contre ces passions les vertus s’accroissent ; ainsi plus les vertus s’accroissent plus les passions diminuent. En cela l’homme trouve sa vraie liberté son épanouissement et sa vocation.

Le but de l’ascèse chrétienne n’est pas de se maîtriser pour acquérir de la puissance physique psychologique ou intellectuelle, ou bien de communier avec les forces de l’univers ou l’énergie cosmique. La Tradition a appelé cette ascèse la garde des sens ou le recueillement des sens. Ce sont les cinq sens dont il est question : la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher et le goût auxquels la Tradition a ajouté la langue. Cette attitude de constante vigilance vise à prévenir ou à détourner les sens de toute activité désordonnée, préjudiciable à l’orientation de notre vie spirituelle, axée vers Dieu et en Dieu.

Saint Jérôme est précis sur cette garde des sens : « Par les cinq sens, comme par autant de fenêtres, les vices ont leur entrée dans l’âme. La métropole et la citadelle de l’âme ne peuvent être prises, si l’armée ennemie ne fait irruption par ces portes. Les perturbations des vices surchargent l’âme, et elle est prise par la vue, par l’ouïe, par le goût, par le toucher… Alors s’accomplit la parole du prophète : « La mort est entrée par vos fenêtres » (Jr 2,10) » [16]

Mais attention cette garde des sens n’a rien à voir avec une fuite systématique du sensible. Le corps serait alors l’objet de toutes les suspicions ce qui donnerait raison à ceux qui accusent le christianisme de son obsession du péché et du rejet de la chair. Il s’agit d’opérer un discernement et ne pas se tromper de cible.

C’est ce que nous dit saint Augustin : « Parmi les plaisirs qui affectent nos sens, il en est de permis ; tels sont les grands spectacles de la nature qui charment nos regards ; mais l’œil aime aussi les spectacles des théâtres. L’oreille se plaît au chant harmonieux d’un psaume sacré ; elle aime aussi le chant des histrions. Les fleurs et les parfums, qui sont également l’œuvre de Dieu, flattent l’odorat ; il aspire aussi avec joie l’encens brûlé sur les autels des démons… Il est de même des embrassements permis et des embrassements impurs. Vous le voyez donc bien, mes chers frères, parmi ces jouissances sensibles, il en est de permises et il en est d’interdites. » [17]

La garde des sens est en lien direct avec la garde du cœur, si chère à la spiritualité orthodoxe, et trouve des prolongements dans la vie monastique catholique, et finalement dans tout combat spirituel.

Insistons de nouveau : ce recueillement des sens n’est pas à confondre avec une recherche énergétique qui procurerait santé bien-être ou maîtrise de son corps et de son esprit.

L’ascèse chrétienne permet de réaliser cette parole de Dieu adressée à Saint Paul : « Ma force se révèle dans la faiblesse. » (2 Co 12, 9). La seule force véritable est celle de la grâce donnée par Dieu. Cette force n’est donnée à l’homme que s’il se reconnaît humble fragile et pécheur. L’ascèse chrétienne n’a d’autre finalité que de s’ouvrir à l’Amour de Dieu, en reconnaissant objectivement ce que nous sommes.

L’Église, modèle architectural du corps

Rapidement, car cela demanderait à être développé, l’architecture des églises anciennes est une représentation du corps de l’homme. L’Église symbolise dans sa structure spatiale, l’être humain tout entier. Le corps est représenté par la nef, les deux transepts sont l’image des bras, l’autel de l’esprit, et son âme est le sanctuaire où repose la Présence réelle.

Le temps liturgique par ses prières, le choix de ses textes, ses chants et ses gestes introduit l’âme et le corps des fidèles dans une proximité avec les promesses du Ciel. « Seigneur, il nous est bon d’être ici. » (Mt 17, 7)

Le corps ressuscité

« Ainsi en est-il de la résurrection des morts. Le corps est semé corruptible, il ressuscite incorruptible ; il est semé méprisable, il ressuscite glorieux ; il est semé infirme, il ressuscite plein de force. Ce qui est semé corps physique ressuscite corps spirituel car s’il existe un corps physique, il existe aussi un corps spirituel. » (1 Co 15, 42-44).

Ce corps ressuscité ne sera plus soumis à la corruption, il n’éprouvera plus ni maladie ni souffrance physique. L’homme connaîtra en son corps une santé parfaite totale et définitive. Il recevra la plénitude de la grâce en devenant participant à la nature divine (2 P 1, 4).

Bertran Chaudet

 

Prière de consécration mariale du Révérend Père Nicolas Zucchi (1586-1670)

« Ô ma Souveraine ! Ô ma Mère, je m’offre à Vous tout entier ; et, pour Vous donner un signe de ma donation, je Vous consacre aujourd’hui mes yeux, mes oreilles, ma bouche, mon cœur, tout moi-même ; puisque je Vous appartiens, ô ma bonne Mère, gardez-moi, défendez-moi comme Votre bien et Votre propriété. Amen. »

Bibliographie

Père H.Lassiat. L’actualité de la catéchèse apostolique. Éd. Présence, 1979.

Irénée de Lyon. Contre les hérésies. Dénonciation de la gnose au nom menteur. Éd. du Cerf, 1985.

Jean-Claude Larchet. Théologie du corps. Éd. du Cerf, 2009.

Sœur Marie-Ancilla. Découvrir les Pères de l’Église à travers la liturgie des heures, Éd Desclée de Brouwer, 2010.

Benoît XVI. Les Pères de l’Église de Clément de Rome à Maxime le confesseur. Éd. Bayard, 2008.

Jean-Michel Maldamé. Le péché originel. Foi chrétienne mythe et métaphysique. Éd. du Cerf, 2008.

Bernard et Anne Frinking, Les trois premiers récits fondateurs dans le livre de la Genèse.

Notes

[1] Père H.Lassiat. L’actualité de la catéchèse apostolique, Éd présence. 1979, p. 13.

[2] Irénée de Lyon. Contre les hérésies. Dénonciation de la gnose au nom menteur. V, 20/2. p. 628. Éd du Cerf, 1985.

[3] Irénée de Lyon. Contre les hérésies. Dénonciation de la gnose au nom menteur. II, 34/1. p. 266. Éd. du Cerf, 1985.

[4] Ibid ; II, 34/3. p.268.

[5] Justin Dialogue. 6/1. Éd. Albert Haman, 1958.

[6] Irénée de Lyon. Contre les hérésies. Dénonciation de la gnose au nom menteur. II, 34/3. p. 268. Éd. du Cerf, 1985

[7] L’Abrégé du Catéchisme de l’Église Catholique parle de l’âme immortelle, n° 70, 205, 208, 358.

[8] Ibid. II, 34/4, p.268.

[9] Grégoire de Nysse, La Création de l’homme, XXVIII-XXIX.

[10] Justin Dialogue. 1/5, Éd. Albert Haman, 1958.

[11] Irénée de Lyon. Contre les hérésies. Dénonciation de la gnose au nom menteur. II, 29/1, p. 245. Éd. du Cerf, 1985.

[12] Justin, Fragments 7. Éd. Albert Haman, 1958.

[13] Jean-Claude Larchet, Théologie du corps, p. 29. Éd du Cerf, 2009.

[14] Ibid. p. 39.

[15] Saint Augustin, La Cité de Dieu, XIV, 28

[16] Saint Jérôme, Adversus Jovinianum 2, 8, PL 25.

[17] Saint Augustin, Sermons 159, 2, PL 38.

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