Abus sexuels dans l’Église : une mauvaise odeur de gnose

Une réflexion du philosophe Damien Le Guay

Article paru dans la revue Prêtres diocésains de décembre 2019. Damien Le Guay est philosophe, essayiste, critique littéraire, conférencier, maître de conférences à HEC, enseignant à l’Ircom.

 «  C’est par une citation de Charles Péguy que Damien Le Guay, philosophe et spécialiste de Charles Péguy, entame sa réflexion. Concernant les « affaires de mœurs », l’auteur propose une approche différente : « une sorte de légitimation « théologique » que les abuseurs se donnent, explicitement ou non, pour « s’autoriser » à commettre de tels actes. Cette approche, peu faite, n’est pas une manière d’excuser mais de monter qu’une mauvaise théologie est souvent à l’œuvre pour justifier de mauvais agissements ». Pour l’auteur, il s’agit d’un « devoir de vérité », pour permettre à « tous ceux qui sont victimes — y compris ceux qui sont dans le déni, dans l’enfermement, dans une culpabilité subie, dans une fausse conception de la solidarité — de sortir de l’étouffement communautaire pour vivre, en vérité, à l’appel du Christ, une vie de charité » d’une part, et d’autre part « de n’être pas complice ». Péguy nous met en garde. « Celui qui laisse faire est comme celui qui fait faire ». « Un chrétien ne peut pas être complice du mal. Il doit le dénoncer — fut-ce au prix de remises en causes intérieures et de déchirements. Il doit être disciple du Christ avant toute autre fidélité — surtout s’il s’agit d’être fidèle à une infidélité, à une trahison, à une corruption des cœurs, des âmes et des corps ». (D.C.)

« Celui qui laisse faire est comme celui qui fait faire. C’est tout un. Ça va ensemble. Et celui qui laisse faire et celui qui fait faire ensemble c’est comme celui qui fait, c’est autant que celui qui fait…/… Complice, complice, c’est pire qu’auteur, infiniment pire ». Charles Péguy, Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc.


L’Église, celle de France comme celles d’autres pays, est menée par ce que l’on appelle pudiquement des « affaires de mœurs ». Les affaires sortent et avec elles tout un ensemble d’histoires sordides qui mélangent des abus sexuels, des abus d’autorité, des perversions mentales et tout un ensemble d’éléments tous plus condamnables par la morale et par la Loi. Il y a différentes manières d’aborder la question. Pour avoir aidé certaines de ces victimes et avoir, donc, entendu les histoires, je propose ici une approche différente : une sorte de légitimation « théologique » que les abuseurs se donnent, explicitement ou non, pour « s’autoriser » à commettre de tels actes. Cette approche, peu faite, n’est pas une manière d’excuser mais de monter qu’une mauvaise théologie est souvent à l’œuvre pour justifier de mauvais agissements. Et ne pas en passer par la théologie est un défaut d’analyse.

Débutons par trois questions introductives :

► Quel sens du péché a-t-on quand on commet des crimes, des crimes passibles de la justice des hommes et du Jugement de Dieu, avec la certitude que sa foi n’est pas atteinte ? Quelle est sa morale quand on est à même de corrompre les cœurs et les âmes, quand on abuse de la confiance de jeunes gens et de jeunes filles en attente de vérité, sans avoir conscience de faire offense à son Maître et Seigneur ? « Quand un homme peut commettre un crime sans que ce soit un péché il n’est pas chrétien » dit Péguy. Dès lors demandons-nous pourquoi des « hommes d’Église », quand ils exercent une emprise psychique sur des esprits assoiffés de vérité, quand ils vont jusqu’à des viols de corps et de conscience, quand ils satisfont leurs penchants criminels, pourquoi le font-ils avec une sorte d’impunité de conscience, d’auto-impunité ? Ne faut-il pas interroger leurs conceptions chrétiennes, l’idée qu’ils se font de leur foi ? De toute évidence, dans bien des cas, il ne s’agit pas « d’erreurs » de « mauvais gestes » qui relèveraient d’une schizophrénie pathologique, mais d’un système de pensée, d’une sorte de cohérence qui justifie l’incohérence. La schizophrénie n’est pas que psychologique elle est aussi une maladie théologique. La théologie a ses maladies. Elle engendre des « erreurs » des déviances et même des hérésies — au sens des mauvais choix, des mauvaises interprétations, des mauvais chemins de pensées. Un étrange bricolage théologique s’instaure qui finit par « autoriser » l’inadmissible. Alors, se perd, tout à la fois la conscience humaine de commettre des crimes et la conscience chrétienne de commettre des péchés. Comment certains prêtres en sont-ils arrivés à se servir de la foi chrétienne pour gommer l’idée même de « crime » et la conscience même du péché ? Cette énigme doit être comprise en mettant au jour les déviances de pensée, les petits arrangements théologiques crapuleux pour excuser ou justifier les perversités personnelles !

► Il est facile de prendre, dans le christianisme, ce qui nous arrange, ce qui permet d’expliquer et même de justifier ce que je suis ou, pire encore, ce que je fais et qui, objectivement, est contraire aux bonnes mœurs, au respect des consciences, à la vraie charité. Mais est-on chrétien si on se sert de la foi pour justifier ses agissements ? Le P. de Lubac (1), soucieux de tenir l’unité de cette « foi reçue des apôtres » et transmises, de siècles en siècles, nous met en garde : « la foi chrétienne n’existe pas en pièces détachées ». Elle est symphonique et non monophonique. Quand elle résonne, elle nous tient. Quand on se sert de tel élément ou de tel autre, on s’en sert pour justifier sa manière d’être ou d’agir.

► La pensée chrétienne est-elle réductible à tel auteur, à tel livre, à telle pensée à l’exclusion de toute la palette infinie des autres auteurs ? L’auteur est, par définition, celui qui vous augmente. Or, que constatons-nous dans certaines communautés, dans certains enseignements, dans certaines situations où un prêtre finit par devenir « le Père », un « Maître spirituel », l’unique référence intellectuelle, spirituelle et théologique ? Les autres auteurs chrétiens sont exclus des bibliothèques, proscrits des enseignements, bannis du champ de la formation des cœurs et des âmes. Alors, nous sortons du christianisme large, élargi, symphonique au profit d’un rétrécissement clanique, pour ne pas dire sectaire. Et ce comportement de réduction de la focale à une seule pensée, un seul homme, un seul maître, est à l’œuvre, en France, depuis le début du XXsiècle, dans un certain néo-thomisme d’Action française qui fit florès chez certains dominicains. Le P. de Lubac s’est en pris souvent à ce petit milieu fermé sur lui-même, à la « dictature intellectuelle » du P. Garrigou-Lagrange (1877-1964) et du maître de ce dernier, le P. Dehau (1894-1956). Le P. de Lubac critique à la fois le climat intellectuel étouffant pour ne pas dire sectaire et, aussi, la mauvaise lecture thomiste faite par ces thomistes qui avaient fini par prendre le pouvoir intellectuel dans l’Église de France. Or, saint Thomas lui-même, ne répétait-il pas : « Je crains l’homme d’un seul livre ».

Quelles sont les raisons qui laissent à penser qu’il y a un parfum de Gnose (celle-là même qui fut combattue au début du christianisme par Irénée de Lyon) dans les actions et la pensée de nombre de prêtres-abuseurs ?

► La gnose instaure un salut par la connaissance, et une connaissance réservée à certains, ceux qui savent, ceux qui ont l’intelligence de réfléchir, ceux qui « possèdent » un savoir particulier. C’est la raison pour laquelle, ce savoir particulier, qui met les gnostiques en dehors du commun, des autres, les conduits à avoir un sentiment aristocratique de la pensée. Les règles qu’ils s’appliquent à eux-mêmes ne sont pas celles des autres.

► Ajoutons, en ce qui concerne certaines communautés (comme la communauté Saint Jean — au temps de Marie-Dominique Philippe), un savoir particulier lié à une révélation particulière, de nature apocalyptique. Ce dernier, nous dit Paul Airiau (2), considérait que « l’Église vit les attaques ultimes de l’Apocalypse […] mais en même temps un nouveau printemps sous l’égide de l’Esprit Saint ». Il évoquait régulièrement « la dernière semaine que l’Église vit peut-être depuis Vatican II ». Ainsi conclut Paul Airiau, « l’eschatologie structure aussi son catholicisme ». Ajoutons qu’il disait à tous, au point d’avoir eu des remontrances de la part de l’autorité ecclésiale, que la fin du monde allait intervenir subito presto, avant la fin du siècle, en l’an 2000. Cette croyance millénariste renforce la certitude d’être à part. « Les gnostiques » indique Bernard Sesboüé (3) « sont des gens qui ont été les bénéficiaires d’une révélation secrète particulière qui les met au-dessus de l’humanité ».

► Le salut par la connaissance, la constitution d’une caste qui possède la connaissance, la certitude que la connaissance sauve, sont autant d’éléments de la Gnose en opposition avec un christianisme offert à tous — que l’on soit clercs ou laïcs, savants ou ignorants. Soit le salut est offert à ceux qui savent, soit il dépend non de la connaissance mais de la seule charité.

► La Gnose, soucieuse de distinguer la Création et la Révélation (avec l’idée, à l’origine, de deux dieux, celui mauvais qui est l’auteur de la Création et un autre, bon, qui est celui de la Révélation), considère que la matière est mauvaise. La matière et tout ce qui va avec elle et surtout, en ce qui nous concerne, le corps. Il est le lieu de nos actions mauvaises, de nos instincts les plus bas, de nos pulsions soumises aux plus basses parties de nous-mêmes. Et nous n’y pouvons rien. Dans deux documentaires (4) diffusés dernièrement sur les questions d’abus, il apparaît (dans le cas surtout de Marie-Dominique Philippe et de son frère) que les abuseurs œuvrant dans l’Église, ont un profond dégoût pour le corps — le leur et celui de leurs victimes. Dégoût allant jusqu’à un refus de l’hygiène corporelle, de la propreté. De toute évidence, le corps est une nécessité malheureuse, le lieu des passions mauvaises qui sont dans le corps et l’agitent. S’il faut les satisfaire, nul plaisir mais un lâche soulagement d’une mauvaise nécessité. L’acte sexuel alors est sale, comme l’est le corps et comme sont sales les basses passions qui sont en lui.

► Dichotomie complète entre l’âme et le corps. Le corps est une chose, l’âme une autre. Deux entités, deux réalités différentes, deux natures différentes. Il y a là un relent de la pensée grecque selon laquelle le corps est le « tombeau » de l’âme qui est « tombée » là par hasard et aspire, seulement, à retourner de là où elle vient — le « monde des idées » ou le Paradis. Ce dualisme, « entraîne une dévalorisation radicale […] de tout ce qui appartient à la corporalité et à la chair » (5).

S’il y a dichotomie, étanchéité de l’âme, alors ce que le corps fait, l’âme l’ignore. Elle n’en est en rien affectée. Les péchés sont de nature spirituelle. Le corps est dans l’angle mort de l’âme. Alors, tous les crimes faits par le corps sont sans rapport avec le salut de l’âme. Cette manière de penser, permet d’agir en toute impunité ! Les crimes n’en sont pas et les péchés sont d’une autre nature ! CQFD !

► Cette dichotomie est une manière de nier tout ce qui pourrait exister entre l’âme et le corps, de nier tout ce qui unit, par infusion, l’âme et le corps. Négation donc de la chair et de « l’âme charnelle » — selon la belle expression de Péguy. Négation d’un devoir d’incarnation et d’une responsabilité incarnée — une responsabilité ici et maintenant qui s’exerce aussi sur l’intégrité des âmes et des corps de ceux qui sont proches !

Derrière tout cela, une difficulté théologique apparaît : les relations entre Nature et Surnature.

De toute évidence, une tradition puissante a existé dans l’Église, et se prolonge chez certains, et permet à d’autres de « justifier » leurs méfaits : « l’Extrincécisme ». Des années 1930 jusqu’à Vatican II, Étienne Gilson, grand philosophe thomiste, et le P. de Lubac, ont lutté contre cette théologie transmise par des néo-thomistes. Ceux-ci, nous dit le P. de Lubac, ont fait une mauvaise lecture de saint Thomas ; ceux-ci, nous dit E. Gilson, s’inspirent, sans toujours le savoir, du cardinal dominicain Cajetan (mort en 1534) qui « trompe les lecteurs de saint Thomas ». Pour eux, il n’y aurait pas de « désir naturel » de voir Dieu et il y aurait une « juxtaposition » étanche entre la Grâce et la Nature. Entre eux, pas d’échange ; pas d’infusion, une simple juxtaposition de la nature (le corps et les réalités charnelles) et la grâce — l’âme qui appartient par avance au monde de Dieu. Il y aurait deux étages étanches l’un de l’autre. Nous sommes là, (dit à ce propos le P. Congar (6), dominicain, persécuté lui aussi, en son temps, par ces néo-thomistes sectaires), face à une « maladie de la séparation », qui est une « maladie de l’Occident ». Si la grâce est ajoutée, sans lien avec la nature, alors rien de ce qui affecte le corps n’affecte l’âme et inversement. Il ne s’agit plus du salut de la personne, mais du seul salut de l’âme. Or, il y a un « admirable échange » et « l’influx de l’Esprit de Dieu ne demeure pas extérieur à l’homme ».

Or, nous dit le P. de Lubac, « notre vocation surnaturelle est, de la part de Dieu, un appel gratuit » et donc le surnaturel se réalise en l’homme par le fait de l’Incarnation divine. Et Étienne Gilson (8), dans le même sens, indique : « Le secret le plus profond de la philosophie chrétienne est peut-être le rapport, à la fois simple et insondable, qu’elle a la hardiesse d’établir entre la nature et la fin surnaturelle pour laquelle elle est faite, bien qu’il lui soit impossible d’en soupçonner naturellement l’existence et qu’elle n’ait naturellement aucun droit de l’espérer ».

Que conclure ?

Il nous faut penser aussi ces déviances théologiques en même temps que nous devons combattre ces abus des corps, les dénoncer, les mettre au jour quand ils apparaissent. S’il faut augmenter notre vigilance, mettre des mots sur les infamies commises et traîner devant les tribunaux ceux qui relèvent de la justice des hommes, il faut aussi déceler les déviances de la pensée et l’usage frauduleux de la théologie pour s’exonérer des crimes commis. Aller jusqu’à considérer que les vices n’en sont plus quand ils sont « légitimés » par la représentation des corps, des hommes et du péché, a de quoi stupéfier — pour ne pas dire estomaquer. Et pour tant, dans bien des cas, ce « parfum de gnose » explique bien des « bonnes consciences » des abuseurs.

Alors, si nous voulons repartir sur des bases saines, éviter de laisser se reproduire des comportements déviants, liés à une mauvaise théologie, ne faut-il pas extirper le mal par les racines — et les racines théologiques ? Deux raisons à ce devoir de vérité.

► Ce faisant, cela permettra à tous ceux qui sont victimes — y compris ceux qui sont dans le déni, dans l’enfermement, dans une culpabilité subie, dans une fausse conception de la solidarité — de sortir de l’étouffement communautaire pour vivre, en vérité, à l’appel du Christ, une vie de charité.

► Cela permettra aussi, de n’être pas complice. Péguy nous met en garde. « Celui qui laisse faire est comme celui qui fait faire. » Un chrétien ne peut pas être complice du mal. Il doit le dénoncer — fut-ce au prix de remises en causes intérieures et de déchirements. Il doit être disciple du Christ avant toute autre fidélité — surtout s’il s’agit d’être fidèle à une infidélité, à une trahison, à une corruption des cœurs, des âmes et des corps.

Notes

(1) Henri de Lubac, Petit catéchisme sur nature et grâce, Communio-Fayard, 1979, p. 92.

(2) Paul Airiau, L’Église et l’Apocalypse, Berg éditeurs, 2000, p. 176-177.

(3) Bernard Sesboüé, La théologie au XXe siècle et l’avenir de la foi, DDB, 2007, p. 27.

(4) Emprise et abus spirituels, KTO, diffusé le 18 mai 2019 ; Sœurs abusées, l’autre scandale de l’Église, Arte, 5 mars 2019.

(5) Bernard Sesboüé, op. cit., p. 27.

(6) Henri de Lubac, op. cit., p. 28.

(7) Ibid., p. 84.

(8) Cité par le P. de Lubac in Lettre de M Étienne Gilson au P de Lubac, Cerf, 1986, p. 63.

Damien Le Guay a écrit également : « Affaire Santier : ils savaient et n’ont rien dit »

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