« Certains phénomènes prétendument surnaturels instillent, dès leur origine, un esprit de division »

Entretien. Le dicastère pour la doctrine de la foi a rendu public  un jugement négatif sur de présumées apparitions aux Pays-Bas entre 1945  et 1959, qui avaient introduit une dévotion à « Notre Dame de tous les  peuples ». Sa publication est une conséquence de l’adoption de nouvelles  normes romaines en mai. Entretien avec Don Guillaume Chevallier, curé  de la paroisse Saint-Bernard à Dijon et prêtre de la Communauté  Saint-Martin.             

Recueilli par Céline Hoyeau, site de La Croix le 12/07/2024

La Croix : En 1974, Paul VI avait confirmé le jugement négatif de l’Église sur une prétendue apparition de la Vierge, « Notre Dame de tous les peuples », à Amsterdam, mais l’évêque du lieu l’avait finalement reconnue, quoique avec une réserve importante. Rome vient de rendre public le jugement de l’Église sur le caractère non surnaturel de ces prétendues apparitions. En quoi est-ce important de le faire aujourd’hui ?

Don Guillaume Chevallier : Cette prétendue apparition a alimenté et inspire encore aujourd’hui d’autres phénomènes eux aussi prétendument surnaturels et les réclamations de certains pseudo-mystiques à ce que l’Église se prononce sur une nouvelle définition dogmatique au sujet de Marie corédemptrice (comme le demande aujourd’hui une « voyante française », Virgine).À lire aussiVirginie, la voyante et la mystérieuse Alliance des cœurs unis

La dévotion à « Notre Dame de tous les peuples » a donné lieu au délire de Marie-Paule Giguère (1921-2015), au Canada, qui se prétendait l’incarnation mystique de la Vierge Marie et avait fondé en 1971 « l’Armée de Marie » (appelée aussi communauté de la Dame de tous les peuples), qui comptait plus de 25 000 membres à la fin des années 1990 et a été finalement excommuniée en 2007. Marie-Paul Giguère ne parlait plus de Trinité mais de « quinternité », incluant la Vierge Marie et elle-même, une nouvelle Marie, « corédemptrice » – terme qui vient des fausses apparitions d’Amsterdam – figurant dans le principe divin. La « voyante » a consacré un prêtre du mouvement comme nouveau pape, surnommé Padre Jean-Pierre. Le mouvement a même récemment modifié le rituel de la messe : dans l’Armée de Marie, la proclamation de l’Évangile est suivie de la proclamation d’un texte de Marie-Paul Giguère, et d’une acclamation liturgique à la « Dame de tous les peuples » ; ils ont aussi ajouté à la consécration du corps et du sang de Jésus-Christ la consécration du corps de la corédemptrice…

Avant les nouvelles normes entrées en vigueur en mai sur les phénomènes surnaturels, le dicastère pour la doctrine de la foi ne communiquait à l’évêque que ce qui était formellement décidé, et publiait tout au plus des informations d’ordre général sur les phénomènes surnaturels soumis à son jugement. Pourquoi cette publicité aujourd’hui ?

G. C. : Le document publié par Rome en mai a mis fin en effet au secret qui entourait les procédures de reconnaissance ou non des témoignages d’apparitions. Le dicastère pour la doctrine de la foi autorise désormais clairement, quand il est sollicité et quand il a travaillé le sujet, à dire que son autorité a été engagée.

Autrement dit, Rome soutient les évêques et les encourage à se saisir de ces sujets comme le prévoit le droit. De fait, les évêques sont peu enclins à publier en leur nom propre une décision concernant une révélation privée en particulier parce qu’émettre des réserves sur certaines « mystiques » (Maria Valtorta, Luisa Picarretta…) suscite bien souvent de vives polémiques.

D’où naissent ces polémiques ?

G. C. : On observe souvent chez les faux voyants une volonté de puissance implicite sur l’Église : ils veulent obtenir d’elle la reconnaissance officielle de leur mission et de leurs demandes – la pseudo-mystique Clémence Ledoux par exemple exigeait une nouvelle définition doctrinale sur la royauté de Marie, et c’eut été sa consécration. Si l’Église refuse, ils en concluent que seuls les « élus » peuvent comprendre, que le démon attaque l’œuvre de Dieu dont ils sont l’instrument. Cela renforce leur paranoïa et leur conviction qu’ils sont les sauveurs du monde.

Au fond, que ce soit par volonté de tromper ou en raison de causes spirituelles – le démon qui inspirerait certaines apparitions présumées –, certains « voyants » instillent, dès l’origine, un esprit de division. Dit autrement, leurs messages contiennent en eux-mêmes, dès le début, un logiciel malveillant qui, d’emblée, prépare des ruptures dans l’Église.

L’hypothèse du franciscain américain Benedict Groeschel (dans son guide pratique sur les révélations privées) est très pertinente : pour ce franciscain du Renouveau, les fausses révélations ont pour origine une colère profonde qui va se manifester peu à peu. Jésus et Marie s’y expriment avec des accents de colère, accompagnés d’imprécations contre le clergé qui ne reconnaîtrait pas leurs prophéties ; elles annoncent que certains papes et évêques se trouvent en enfer… Quand un prêtre ou un évêque met en cause ces « mystiques », ou met en garde contre la lecture de leurs écrits, le logiciel s’active : « Ah, voilà donc ce clergé fermé à la grâce, qui n’accepte pas les prophètes… ! » Et cela crée la rupture. Aussi l’Église reste-t-elle souvent prudente dans ses déclarations, de peur de susciter en s’y opposant trop frontalement des réactions irrationnelles ou violentes, qui peuvent parfois faire évoluer un groupe vers le sectarisme.

Comment résumer l’attitude de Rome, aujourd’hui, à l’égard des phénomènes surnaturels ?

G. C. : À la fois la prudence et un souci pastoral. Dans un contexte où beaucoup de personnes font davantage référence aux révélations privées plutôt qu’à la Révélation elle-même et où des évêques, depuis 150 ans, ont pu formuler des déclarations trop affirmatives sur la véracité de certains phénomènes surnaturels, le Vatican se montre beaucoup plus prudent en la matière. Il rappelle en pratique ce que l’Église catholique a toujours tenu : à savoir que les révélations privées n’obligent pas la foi. Ainsi dans les expressions qu’on utilisera à l’avenir pour qualifier des phénomènes surnaturels, Rome veut laisser les fidèles très libres car rien ne peut se rajouter à la Révélation.

Par ailleurs, cela prend du temps de scruter les textes et d’évaluer la vie d’un voyant, et il existe de multiples cas de figure. Le Vatican prend en compte, sur la base de l’expérience de plusieurs dizaines d’années, la diversité des cas, certains phénomènes prétendument surnaturels se révélant complètement faux dès l’origine, d’autres étant détournés en cours de route par le voyant ou son entourage… On évite, comme cela a pu avoir lieu, des déclarations trop rapidement positives et sans nuances, sans renoncer à donner des éléments de discernement pour les fidèles.

On ne peut se permettre de les laisser dans le doute pendant des dizaines d’années alors même que la nouvelle d’un phénomène surnaturel se diffuse via les médias et réseaux sociaux comme une traînée de poudre. On a vu combien cela pouvait créer de confusion, d’interprétations diverses. Pour Medjugorje par exemple, quand le cardinal Schönborn s’est rendu sur place alors que l’évêque local était opposé à une reconnaissance de ces apparitions présumées, certains ont conclu à un feu vert implicite du pape. Plus personne ne savait que penser.

Aussi Rome a choisi de ne pas faire d’affirmation positive hâtive mais de publier, là où rien ne s’y oppose, un simple nihil obstat – restant sauve la possibilité que le Saint-Père se prononce sur la surnaturalité d’un phénomène. Les nouvelles normes romaines en la matière sont finalement plus respectueuses de la nature des faits. Moins binaires. Avec cette conviction que les choses, dans ce domaine-là, sont difficilement prouvables.

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