Extrait de : « Bon arbre, bons fruits », Groupes de travail CORREF post-CIASE
L’augmentation rapide du nombre des croyants dans les premiers temps de l’Église a été rendue possible par la docilité à l’Esprit Saint des apôtres et évangélisateurs, et par la qualité de leur témoignage et de leur engagement croyant, comme les Actes des apôtres le laissent entendre1.
Mais que la qualité puisse entraîner la quantité, n’implique pas que la quantité résulte toujours de la qualité. Certes, la révélation relativement récente de la perversion de certains fondateurs à succès et de certains de leurs disciples a rendu évidente cette absence de corrélation nécessaire entre quantité et qualité. Mais cette corrélation a la vie dure, et il est douteux qu’elle ait complètement et définitivement disparu des esprits.
Une telle association entre quantité et qualité, qui conduit à considérer la croissance et le succès numériques comme un « beau fruit » produit par un arbre nécessairement bon, suppose la validité d’un présupposé que nous avons tout lieu aujourd’hui de mettre en doute : que Dieu contrôle suffisamment les personnes et les événements pour pouvoir assurer le succès numérique de ce qui a de la qualité, et pour empêcher le succès numérique de ce qui n’en a pas, ou trop peu.
De ce point de vue, plutôt que de déclarer providentiels certains événements à l’exception des autres (tel le succès numérique), il paraît plus juste de ne déclarer providentielle que l’action de Dieu en notre faveur, quels que soient les événements (y compris l’absence de succès numérique).
Il en résulte que du point de vue de la foi, le « bon fruit » n’est pas celui qui apparaît tel selon la perspective trop humaine et immédiate du succès numérique, ni même de la simple survie. Même si la proportion d’êtres humains entrés dans l’Église visible a fortement augmenté au cours des siècles, l’action de la providence ne donne pas de garantie certaine que la fidélité des croyants s’accompagnera toujours d’un tel succès numérique : « le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » (Lc 18, 8)
Le seul « bon fruit » que la providence puisse garantir aux personnes qui se laissent guider par elle, c’est le progrès dans la conformité au Christ des personnes et des institutions. Or, comme en attestent son action publique, son procès, sa passion et sa mort en croix, être et agir comme lui ne garantit pas le nombre et la fidélité des adhérents ! C’est évidemment le cas avant sa mort, mais, pour la raison qui vient d’être indiquée, cela le reste aujourd’hui. Certains succès quantitatifs sont liés à la conformation au Christ, d’autres en sont indépendants, et d’autres peuvent même résulter de l’absence de conformité à son message, ou même de sa déformation.
Le principal critère de discernement de la conformité au Christ n’est donc pas à chercher dans le succès quantitatif, mais dans une fructification semblable à la sienne : une fructification qui jaillit de l’amour se donnant jusqu’à accepter de mourir pour autrui, en pardonnant à ses ennemis. Un amour que seul un « reste d’Israël », « peuple humble et modeste », ne commettant plus « l’iniquité » (So 3,12-13), a su (ou saura ?) vivre. Un amour que les pauvres et les petits — « ce qui dans le monde est sans naissance et ce que l’on méprise » -, accueillent bien davantage que « les sages et les puissants » (1 Co 1, 26-28). Un amour dont seul le « jugement dernier » révélera pleinement par qui et dans quelle mesure il a été vécu (Mt 25).
Document du groupe de travail post-ciase « Bon arbre, bons fruits », 2023
Un amour que la pauvre veuve de Mc 12,41-44 a vécu bien davantage que les grands donateurs du Temple, même si sa contribution fut quantitativement dérisoire. Mais c’est pourtant elle que Jésus donne en exemple : « elle a donné toute sa vie (holon ton bion autès) » ; en ce sens elle est une épiphanie du Christ, qui a trouvé en elle quelqu’un qui lui ressemble.
Ce n’est pas aux hommes en vue et aux séducteurs de foules que Jésus s’identifie : « Malheur, lorsque tous les hommes diront du bien de vous ! C’est de cette manière, en effet, que leurs pères traitaient les faux prophètes. » (Lc 6, 26). Il s’identifie à cette pauvre veuve, et plus radicalement au petit enfant : « Puis, prenant un petit enfant, il le plaça au milieu d’eux et, l’ayant embrassé, il leur dit : « Quiconque accueille un des petits enfants tels que lui à cause de mon nom, c’est moi qu’il accueille » » (Mc 9, 36-37).
Ce critère de conformité n’a strictement rien à voir avoir avec la quantité : « étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la Vie, et il en est peu qui le trouvent » (Mt 7,14) dit Jésus dans le verset qui précède immédiatement cet avertissement : « Méfiez-vous des faux prophètes, qui viennent à vous déguisés en brebis, mais au-dedans sont des loups rapaces. C’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez » (Mt 7,15-16).
À la lumière de ces réflexions, il apparaît que le succès quantitatif ne peut jamais être un critère de conformité au Christ des fondateurs, des institutions et de leurs membres. Dans une mesure variable, il peut en découler, mais il ne peut servir de critère de cette conformité.
Dès 1968, alors que, dans un contexte d’accélération du déclin quantitatif, la tentation guettait d’évaluer la qualité par la quantité, Joseph Ratzinger avait déjà attiré l’attention sur la fausseté d’une telle corrélation :
Peut-être éprouvons-nous, chrétiens d’aujourd’hui, de l’envie, en entendant faire l’éloge des gens du Moyen Âge, qui paraissaient être tous d’excellents croyants. Il sera bon alors de jeter un coup d’œil dans les coulisses, à la lumière de la recherche historique actuelle. Nous verrons alors, à cette époque déjà, que la grande masse ne faisaient que suivre en troupeau, et que le nombre de ceux qui étaient véritablement entrés dans le mouvement profond de la foi se réduisait à très peu. Nous verrons que pour beaucoup la foi était un ensemble de formes de vie, données au départ, plus propre à leur cacher l’aventure exaltante de la foi, qu’à la découvrir à leurs yeux. La raison ? C’est qu’un abîme infini sépare Dieu de l’homme ; de par sa nature, l’homme ne peut apercevoir que ce qui n’est pas Dieu.2
1Voir Ac 2,47 ; 4,4 ; 5,14 (« Des croyants de plus en plus nombreux s’adjoignaient au Seigneur, une multitude d’hommes et de femmes… ») ; 6,7 (« le nombre des disciples augmentait considérablement à Jérusalem ») ; 11,21 (« grand fut le nombre de ceux qui embrassèrent la foi et se convertirent au Seigneur ») ; 14,21 ; 16,5 (« Ainsi les Églises s’affermissaient dans la foi et croissaient en nombre de jour en jour ») ; 17,4.
2 J. RATZINGER, La foi chrétienne hier et aujourd’hui, Édition augmentée d’une préface pour l’an 2000, Paris, Éditions du Cerf, 2005 (Einfahrung in das Christentum, 1968), p. 14 et 15.