Madonna, Leonardo Di Caprio, le couple Beckham, Mick Jagger et plus récemment Juan Branco figure autoproclamée des gilets jaunes, portent au poignet un fin bracelet de fil rouge qui indique leur adhésion aux pratiques de la kabbale. Avant de le mettre, il faut procéder à un rituel magique consistant à tourner sept fois le fil rouge autour du poignet gauche en récitant une prière hébraïque. Ce bracelet noué, doit être gardé entre 28 jours et 7 semaines, et il faut renouveler ensuite l’opération. Il est censé apporter magiquement abondance et notoriété.
La kabbale, chemin d’initiation ésotérique, voire occulte, réservée à quelques disciples de rabbins adeptes de jonglerie avec les mots hébraïques, les lettres et les chiffres, est devenue une tendance à la mode.
Ces approches ne sont pas nouvelles. La Renaissance redécouvre le néoplatonisme et la kabbale pour élaborer une connaissance syncrétiste des mystères du monde. Aujourd’hui le New-Age s’inscrit dans une approche similaire quand elle ne s’en nourrit pas directement. Astrologie,tarots, alchimie, Rose-Croix,Théosophie, Franc-maçonnerie puisent à ces mêmes sources.
Après un court rappel historique, nous nous focaliserons sur quelques écrits d’Annick de Souzenelle qui fonde ses enseignements sur la kabbale.
Voici quelques éléments de réflexions, qui loin d’être exhaustifs peuvent permettre de discerner et d’observer l’incompatibilité fondamentale entre cette dialectique ésotérique et la Révélation chrétienne.
Origine de la kabbale
« Kabbalah en hébreu, signifie enseignement, doctrine que l’on reçoit, c’est-à-dire que l’on admet sans examen, avec une foi entière, d’une autorité digne de toute confiance. Ce terme vient de kibbel…, qui signifie recevoir et s’applique à celui à qui Dieu révèle une vérité, ou bien au disciple qui reçoit de son maître une doctrine quelconque. »[1]
Nous devons cette définition de la kabbale à David Drach (1791-1865), fils de Rabbin et Rabbin lui-même, féru d’étude biblique et talmudique. Il se convertit au catholicisme et prit le nom de Paul-Louis-Bernard Drach à son baptême. Il fut bibliothécaire de la Congrégation pour la propagation de la foi à Rome.
La racine du mot KBL signifie en arabe : Il a accepté quelque chose de quelqu’un qui lui enseignait.
Drach exposa, fidèle à une certaine tradition remise en cause aujourd’hui, les origines de la kabbale : « Les Docteurs de la Synagogue enseignent d’une commune voix que le sens caché de l’Écriture fut révélé sur le Sinaï à Moïse, qui initia Josué et ses autres disciples intimes ; que cet enseignement occulte se transmettait ensuite oralement de génération en génération, sans qu’il fût permis de les mettre par écrit. »[2]
Au premier siècle avant J.-C., la Kabbale était connue sous le nom de Merkaba ou char de Dieu. Le concept de la Merkaba tire son origine du premier chapitre du Livre d’Ézéchiel. Le prophète y décrit sa vision du chariot de Dieu tiré par le Tétramorphe qui passe devant lui. « J’ai vu : un vent de tempête venant du nord, un gros nuage, un feu jaillissant et, autour, une clarté ; au milieu, comme un scintillement de vermeil du milieu du feu. Au milieu, la forme de quatre Vivants ; elle paraissait une forme humaine. Ils avaient chacun quatre faces et chacun quatre ailes. Leurs jambes étaient droites ; leurs pieds, pareils aux sabots d’un veau, étincelaient comme scintille le bronze poli. Des mains humaines, sous leurs ailes, étaient tournées dans les quatre directions, ainsi que leurs visages et leurs ailes à tous les quatre. Leurs ailes étaient jointes l’une à l’autre ; ils ne se tournaient pas en marchant : ils allaient chacun droit devant soi. La forme de leurs visages, c’était visage d’homme et, vers la droite, visage de lion pour tous les quatre, visage de taureau à gauche pour tous les quatre, et visage d’aigle pour tous les quatre. Leurs ailes étaient déployées vers le haut ; deux se rejoignaient l’une l’autre, et deux couvraient leur corps. Chacun allait droit devant soi ; là où l’esprit voulait aller, ils allaient. Ils avançaient sans s’écarter. Ils avaient une forme de vivants. Leur aspect était celui de brandons enflammés, une certaine apparence de torches allait et venait entre les Vivants. Il y avait la clarté du feu, et des éclairs sortant du feu. Et les Vivants s’élançaient en tous sens : leur aspect était celui de l’éclair… » (Ez 1, 5-14).
Cette Merkaba deviendra une référence essentielle de la mystique juive.
La tradition catholique, à partir de Saint Irénée au IIe s., voit dans ces quatre vivants les quatre Évangélistes, Matthieu a le visage de l’homme, Marc celui du lion, Luc celui du taureau et Jean le visage de l’Aigle. L’unicité des quatre Évangiles en son aspect tétramorphe, poussé par l’Esprit-Saint, parcourt le ciel et la terre en toute direction.
Le concept de Merkaba a été repris par le New-Age, pour désigner une prétendue propriété secrète de l’être humain à s’affranchir de ses limites corporelles et ainsi voyager dans l’espace et le temps par-delà la vitesse de la lumière. Un certain type de méditation, de techniques de visualisation mentale, sous la guidance d’êtres de lumière activerait la Merkaba.
Entre le IIIe siècle et le VIe siècle fut composé le Sefer Yetsirah, ou Livre de la Création. Il y est énoncé le processus de la création du monde en six étapes dans la Genèse, en se référant aux dix émanations du nom divin, les dix Sephiroth et aux 22 consonnes de l’alphabet hébreu.
La kabbale juive s’est formalisée avec le Sefer Bahir au XIIe et XIIIe siècle dans le sud de la France. Le Sefer Bahir est en certains passages un traité de magie.
Bien des éléments de la Kabbale qui prirent des formes disparates en Allemagne, en Provence ou en Espagne se retrouvent dans l’ouvrage fondamental de la Kabbale, le Sefer ha Zohar ou Livre de la Slendeur, mis par écrit aux alentours de 1280.
Le Zohar traite de la vie intérieure de la divinité qui s’exprime en dix émanations ou Sephirot (voir schéma). Ces Sephirot sont censées décrire les processus internes de la vie divine qui se répandent dans l’univers créé.
Le monde divin est le premier degré de l’être, c’est le domaine de l’Ein-Soph (Infini), uni aux dix sephirot de l’arbre kabbalistique, hypostases engendrées par l’Infini. Puis arrive le monde angélique, deuxième degré de l’être, constitué de dix émanations. Ensuite le monde céleste, troisième niveau de l’être qui est constitué de dix éléments : Saturne, Jupiter, Mars, le Soleil, Vénus, Mercure, la Lune, l’Âme intellectuelle, l’Âme des Esprits animaux. Enfin, le quatrième et dernier degré de l’être constitue le monde matériel ou macrocosme, et l’homme ou microcosme.
D’après ces principes, il y eut d’abord un âge d’or avec la création de l’Adam Qadmon ou homme primordial, puis survint une catastrophe à l’origine du Mal et enfin, la perspective d’un retour à l’harmonie primitive. Le schéma est clair, mais totalement désincarné. Le monde réel, les faits, l’histoire sont passés sous silence… Les notions de métempsychose, de vies successives pour atteindre la perfection entrent dans la logique de cette pensée.
Deux aspects de la kabbale coexistent, une interprétation des Écritures sous forme de spéculation infinie à partir des lettres hébraïques des mots et de leurs correspondances numériques. Le second aspect concerne des spéculations sur la dynamique magique des noms divins… Ainsi ce second aspect fut repris avec une certaine gourmandise au XIXe siècle dans les milieux occultistes.
Il est à noter que l’aspect magique est un aspect important de l’enseignement reçu par les adeptes aujourd’hui. Ce qui n’empêche pas Annick de Souzenelle de prétendre que : « Le sacré jusque-là (il a fallu attendre ses enseignements pour enfin accéder au vrai sacré !) était insufflé par les Églises, dont la plupart des fidèles attendaient d’elles les interventions magiques d’un Dieu tout-puissant »[3]. Bien sûr, des chrétiens voient dans la protection de saints, de médailles ou de certains rituels une protection magique. Cependant dans la kabbale, certains maîtres, font croire, que maîtriser certains aspects ésotériques de la kabbale, permet d’infléchir magiquement sur le monde, et sur sa propre vie, en ayant des pouvoirs occultes.
Fonctionnement de la kabbale
La kabbale enseigne un jeu de mots, de lettres et de chiffres qui peuvent se combiner à l’infini, mais qui suit des règles précises, dont les trois plus connus et utilisés sont la guématria, la themoura et le notarikon. Il est utile de rappeler que ce jeu se fait à partir des seules consonnes des mots du texte de la Bible en hébreu. Les voyelles ayant été ajoutées par les massorètes qui fixèrent entre le VIIe et le Xème siècle différents signes, dont les voyelles.
Guematria: à chaque lettre de l’alphabet hébreu correspond une valeur numérique. La première lettre aleph vaut un, la deuxième lettre beth vaut deux et ainsi de suite jusqu’à yod qui vaut dix ; ensuite les lettres sont des multiples de dix. Chaque mot a donc sa valeur numérique propre qui est l’addition des valeurs des lettres qui le compose. Le kabbaliste va repérer et mettre en relation les mots de la Thora qui ont une même valeur numérique et en chercher une signification qui peut être plurielle et contradictoire. Ainsi le mot hébreu serpent nahash a la même valeur numérique que le mot messie massiah. Le kabbaliste procède à une gymnastique intellectuelle pour explorer tous les possibles de cette équivalence numérique. Est-ce que le Messie vaincra le serpent, ou l’inverse, ou est-il de par son intelligence l’un et l’autre ? Patrick Levy, à la suite de la secte gnostique des Naasséniens du nom hébreu du serpent nahash, va expliquer que ce serpent est un maître d’intelligence, un grand initiateur, qui permet à l’homme d’accéder à la vraie connaissance[4]. Manger le fruit défendu, c’est alors avoir conscience de sa nature véritable, et au-delà des interdits retrouver la jouissance de se croire soi-même dieu au-delà du bien et du mal apparent.
En matière d’hérésies, il n’y a pas grand-chose de nouveau. Ainsi les Naasséniens appelés aussi ophites ou ophéens, apparus en Syrie et en Égypte dès le premier siècle, sont des sectes gnostiques qui font du serpent un héros initiateur de la connaissance du bien et du mal en inversant l’interprétation chrétienne[5].
Themoura: la première lettre de l’alphabet hébreu se substitue à la dernière lettre, la deuxième à l’avant-dernière et ainsi de suite. Ou encore il s’agit de substituer la première lettre de l’alphabet, à la première lettre de la deuxième partie de l’alphabet. Les équivalences entre les mots trouvés donnent l’occasion de réflexions autant acrobatiques que vertigineuses qui ont peu de rapport avec les sens du mot dans la phrase de laquelle ils ont été extraits.
Notarikon : en prenant chaque initiale des mots d’une même phrase, on peut composer un nouveau mot. Ainsi le nom ADAM composé des lettres ADM correspond aux trois noms Adam, David, Messie.
L’initié habitué à ces pratiques, jongle avec les mots, trouve des jeux de mots et des équivalences, et finalement interprète ses trouvailles comme si la Bible cachait des secrets que seuls les initiés arriveraient à déceler. Alors que, sans doute, il y a projeté son propre inconscient. Cela se retrouve dans les supports d’art divinatoire comme le tarot dont les vingt-deux atouts correspondent aux vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu.
La Kabbale chrétienne
Drach voulut : « Montrer la parfaite conformité entre la doctrine de la synagogue ancienne, encore fidèle, héritière à la fois de l’alliance d’Abraham, de la loi du Sinaï, et de la doctrine de l’Église que Jésus-Christ, Notre Seigneur, lui a substitué lorsqu’elle, la synagogue, se fut détournée de la voie du Dieu d’Israël. » Car : « La sainte et véritable religion d’Israël, ne peut être que la religion catholique apostolique et romaine. »[6]
Sa visée apologétique tenta de trouver dans la kabbale et le Zohar, les traces si ce n’est les preuves de la Trinité de Dieu, Père Fils et Saint-Esprit. Il eut une grande influence dans les milieux catholiques qui voyait en ces écrits une réponse cohérente tant au judaïsme qu’aux courants spiritualistes et occultistes de cette deuxième moitié du dix-neuvième siècle. La kabbale chrétienne se développa pendant la Renaissance italienne avec Marcel Ficin, Pic de la Mirandole et le franciscain vénitien, Francesco Zorzi et en Allemagne avec Johannes Reuchlin. Tous ces auteurs inspirés de la philosophie néoplatonicienne, des enseignements du pseudo Hermès Trismégiste et des théories pythagoriciennes, recherchaient une cohérence universelle, une philosophia perennis ou philosophie éternelle.
Cette philosophia perennis retrouve toute son actualité chez un des maîtres à penser du New-Age Aldous Huxley, l’auteur du « Meilleur des mondes » qui rencontra un succès international. En 1945 il publia aussi The Perennial Philosophy, tentative syncrétiste de rapprochement des traditions spirituelles orientales et occidentales.
Le français René Guénon fut à l’origine d’une école de pensée, le pérennialisme, d’essence ésotérique dont la doctrine consiste à croire à une Tradition perpétuelle révélée tant par les dogmes et les rites orthodoxes et catholiques que par initiations. René Guénon parle alors de Tradition primordiale. Il eut un certain succès dans certains milieux catholiques traditionnels.
Dans cette même ligne de pensée Ken Willer, chantre de la psychologie trans personnelle, créera le concept de psychologie pérenne.
Néoplatonisme et Renaissance italienne
Les néoplatonicienseurent pour chef de file Plotin (205-270), né en Égypte. Alexandrie où il fit ses études était un pôle multiculturel florissant. Plotin fut un spiritualiste qui tenta dans une recherche tant intellectuelle que spirituelle de se dégager des choses terrestres pour accéder au Principe spirituel qui préside à tout. La démarche d’intériorité de Plotin aboutit à un rejet des rites religieux axés sur l’extériorité. C’est ainsi qu’il s’opposa à l’Église chrétienne naissante. Son disciple Porphyre de Tyr (234-v.310) alla beaucoup plus loin.Tout pour lui est symbole et allusion. Dans cette conception du monde, l’esprit doit s’éloigner de la matérialité qui l’enferme. Il s’oppose et dénonce le christianisme et particulièrement le mystère de l’Incarnation.Jamblique (250-330) prolongera cette pensée.Ce néoplatonisme a une cohérence intrinsèque qui séduisit l’empereur Julien l’Apostat pour combattre intellectuellement l’extension du christianisme.
Les milieux intellectuels de la Renaissance italienne redécouvrirent les penseurs grecs de l’époque classique, Aristote et Platon, mais aussi ces néoplatoniciens. Ce sera la naissance de la philosophie humaniste.
Marsile Ficin (1433-1499) poète et philosophe italien fut pétri de culture néoplatonicienne. Son éclectisme lui fit s’intéresser à l’occultisme, à l’astrologie et à l’hermétisme. Ficin serait à l’origine de l’interprétation des arcanes majeurs ou 22 atouts du Tarot de Marseille.[7]
L’Église le condamna pour ces idées peu conformes à la doctrine catholique. En 1489, il fut accusé de sorcellerie.
Jean Pic de la Mirandole (1463–1494) philosophe et théologien humaniste italien, à la recherche de la prisca theologia (ou théologie première qui aurait été explorée par les Anciens), étudia et synthétisa les principales doctrines philosophiques et religieuses connues à son époque, notamment le platonisme, l’aristotélisme, la scolastique. À cette époque, Pic et certains humanistes pensaient que la kabbale et l’hermétisme étaient aussi anciens que l’Ancien Testament, de sorte que Pic leur accorde presque autant de valeur qu’aux Écritures. C’est ainsi qu’il est le premier auteur non juif à introduire la kabbale dans ses réflexions théologiques et philosophiques.
Il est le fondateur de la kabbale chrétienne. Déjà connaisseur des auteurs classiques de l’Hermétisme et du pseudo Hermès Trismégiste il parfait ses connaissances ésotériques grâce à son traducteur Samuel ben Nissim Abulfaraj, un Juif converti au christianisme qui prit le nom de Flavius Mithridate. Ainsi Pic eut accès aux textes de la Kabbale. Ce qui lui permit de rédiger ses 900 conclusions philosophiques, cabalistiques et théologiques qui provoquèrent un scandale dans cette Italie de la Renaissance pourtant ouverte à toutes les influences. Sa recherche consista à trouver des convergences entre la kabbale juive, la philosophie antique, les pères de l’Église et les Écritures Saintes. Pic créa ainsi sa propre apologétique en interprétant de manière chrétienne, des textes de la kabbale juive et en appliquant au christianisme des doctrines et des méthodes kabbalistiques.
Certaines de ses thèses, cherchant des concomitances hasardeuses, furent condamnées en 1489, par l’évêque d’Ales en Sardaigne Pedro Garsia. [8] Le pape Innocent VIII, loin d’être lui-même indemne de tout reproche, mais bien conseillé en matière théologique déclara à juste titre les thèses de Pic non orthodoxes : « Elles sont pour partie hérétiques, et pour partie fleurent l’hérésie ; d’aucunes sont scandaleuses et offensantes pour des oreilles pieuses ; la plupart ne font que reproduire les erreurs des philosophes païens… d’autres sont susceptibles d’exciter l’impertinence des juifs ; nombre d’entre elles, enfin, sous prétexte de philosophie naturelle veulent favoriser des arts ennemis de la foi catholique et du genre humain [9] »
Pascal curieux lui aussi de tout, critiqua, presque deux siècles plus tard, l’humanisme de Pic de la Mirandole dont la culture, n’était pour lui, que l’étalage d’une érudition superficielle. Pascal dans Les Pensées, se moque de ceux qui prétendent parler de « toute chose connaissable » « de omni re scibili » ; et Voltaire d’ajouter avec son ironie habituelle « et quibusdam aliis », et « sur quelques autres ».
Jean Reuchlin, (1455-1522) philosophe et théologien allemand passionné de Grec et d’Hébreu, reprit avec conviction, les théories de Pic. Cette adhésion à l’ésotérisme kabbalistique lui valut les foudres des Dominicains de Cologne. L’inquisition de Mayence le condamna en 1513, pour s’être adonné à ces spéculations hérétiques et avoir refusé de les renier. Reuchlin fit appel à Rome par l’intermédiaire du médecin juif du pape Bonet de Lattes, ce qui fit traîner l’affaire. Malgré le Ve concile du Latran (1512-1517) qui prit position en faveur de la thèse de Reuchlin, le pape Léon X, lui-même un temps séduit, finit par interdire en 1520 les thèses de Reuchlin.
Francesco Zorzi (1466-1540), né à Venise, moine franciscain, imprégné des idées de la Renaissance, fut lui aussi séduit par les constructions intellectuelles et les jeux infinis de la Kabbale. Venise fut un centre déterminant de la diffusion de ces idées, en effet de nombreux imprimeurs diffusèrent les classiques de la pensée grecque puis les néoplatoniciens, suivis par des imprimeurs juifs qui éditèrent Talmud et écrits ésotériques juifs. Zorzi fut également influencé par le kabbaliste espagnol Raymond Lulle (1235-1315) dont l’Ars magna présente la Kabbale comme la quintessence de la révélation chrétienne.
Zorzi dédia son œuvre majeure De Harmonia Mundi (1525) au pape Clément VII. Cette allégeance lui permettait d’aborder les thèmes hermétiques classiques des sept sphères, de l’angélologie et de l’influence des planètes, complétés par une approche kabbalistique. Il prétend que « la plupart des fiers philosophes sont « incapables de comprendre le secret d’une puissance génératrice inépuisable. [10] » En réalité, il s’agissait bien d’un retour au paganisme, présenté comme parfaitement compatible avec la doctrine chrétienne !
Fort de ses fréquentations rabbiniques et de son apprentissage de l’hébreu, il mit en doute la justesse de traduction de la Vulgate, qui était la référence par excellence de la Bible catholique.
Zorzi fut excommunié en 1501, comme dangereux libre-penseur et partisan d’un réformisme hérétique, puis à plusieurs autres reprises.
En 1556, bien après la mort de Zorzi, De Harmonia Mundi, fut sur la liste des livres interdits avec la mention « figmenta, et deliria », inventions et délires.
Henri-Corneille Agrippa de Nettesheim (1486 –1535) né à Cologne, docteur ès lettres et docteur en médecine, polyglotte, et s’inscrivant dans le courant humaniste, fut lui aussi passionné d’ésotérisme. Disciple de Reuchlin, il s’intéressa puis enseigna la kabbale, l’astrologie, l’alchimie et la magie.
Nous le retrouvons sous la plume de J. K. Rowling, dans sa saga qui a fait le tour du monde Harry Potter, son nom devient Cornélius Agrippa. Cornelius Agrippa est un sorcier célèbre. Il a été emprisonné par les Moldus en raison de ses écrits. Rappelons que les moldus dans Harry Potter sont tous les pauvres gens un peu niais, c’est-à-dire vous et moi, qui ne s’adonnent pas à la magie.
De plus, récemment, Heinrich Cornelius Agrippa apparaît dans le jeu d’horreur Amnesia: The Dark Descent. Retenu prisonnier et maintenu en vie depuis des siècles par le baron Alexandre, il s’agit pour le joueur de le sauver pour gagner la dernière étape.
Agrippa parla des vertus occultes de « l’âme du monde », c’est-à-dire des théories néoplatoniciennes de Plotin. L’occultiste anglais John Dee (1527-1609) et d’autres feront de De Occulta Philosophia d’Agrippa leur livre de chevet pour lancer la Rose-Croix (d’or) et la franc-maçonnerie naissante s’en inspirera. Nous retrouvons cette notion d’âme du monde dans les livres de Paolo Coelho, notamment dans l’alchimiste, ainsi que sous la plume de Frédéric Lenoir.
C’est dire les ramifications actuelles de ce combat qui traverse l’histoire entre la gnose et la Foi, la magie et la grâce, la quête de trouver dans des initiations secrètes l’ultime connaissance. La lumière de celui qui se prend pour la lumière Lucifer ne doit pas et ne peut pas être confondue pour le croyant avec la Lumière du Christ ressuscité. Hier comme aujourd’hui les dogmes de l’Eglise sont considérés comme des entraves à la liberté et à une vie spirituelle épanouie, des psychorigidités empêchant de développer toutes ses potentialités. Ces dogmes sont cependant des réponses claires et précises sans cesse approfondies des exigences de la Révélation qui invite l’homme, dans son orgueil au service de ses satisfactions égotiques, à se tourner vers le mystère de la Création et de la Rédemption.
Kabbale, savoir totalisant
Les occultistes de la fin du XIXe siècle cherchèrent une concordance entre toutes les religions ; ainsi la kabbale va-t-elle devenir un outil de synthèse privilégié. L’un d’entre eux, Edward Hoffman l’exprime nettement : « La kabbale a toujours été considérée comme une vaste carte, cohérente et détaillée, pour les explorateurs des mondes intérieurs et extérieurs. Ses royaumes spéculatifs et opératifs englobent la méditation et la guérison, l’intuition et l’extase, la vie après la mort et la réincarnation, ainsi que les structures cachées du cosmos. » [11]
La kabbale, devient pour ces hommes et ces femmes qui influencent la pensée du New-Age, l’outil privilégié non seulement de connaissance universelle, mais aussi d’auto salut. Chaque lettre ayant une puissance énergétique et spirituelle, entrer en intelligence avec elle provoquerait la déification de l’adepte.
La pensée kabbalistique est englobante et moniste, elle prétend intégrer les différences entre toutes les religions et spiritualités, car elle veut se situer au-delà des spécificités, mais à condition pour le catholique de renoncer à ses dogmes tenus pour des restrictions à la liberté, et à sa morale alors considérée comme étriquée. Elle a pour idéal une visée mondialiste qui tient les particularités comme autant de folklores acceptables, s’ils font allégeance à sa volonté hégémonique.
Ce qui séduit, peut-être, avant tout dans la kabbale, c’est que l’on peut y retrouver ce que l’on recherche, finalement une fascination narcissique.
Influence de la Kabbale dans les représentations et symboles maçonniques
Le concept flou du Grand Architecte correspond à ce que dit la kabbale de l’En Soph ; le divin y est indéfini, vague, inaccessible, sans attribution précise, sans fin ni limite.
Le symbolisme du temple maçonnique est imprégné de références kabbalistiques.
Le triangle ou delta lumineux au-dessus du siège du vénérable correspond à la représentation de la couronne ou Keter, première séphira.
Les deux colonnes appelées Yakin et Boaz, situées de part et d’autre de l’entrée du temple représentent les deux colonnes d’airain qui s’élevaient devant le Temple de Salomon (1 Rois 7, 21).
Voilà ce qu’en dit le franc-maçon Oswald Wirth qui a écrit de nombreux ouvrages sur l’initiation et le symbolisme maçonnique qui font toujours référence aujourd’hui.
« Il n’y eut jamais de contestation sur la symbolique sexuelle de ces deux colonnes, le premier étant suffisamment caractérisé comme masculin par le yod initial qui la désigne communément. Ce caractère hébraïque correspond en effet à la masculinité par excellence. Beth dans Boaz, la deuxième lettre de l’alphabet hébreu, est considérée d’autre part, comme essentiellement féminine… La colonne Yakin est donc bien masculine active et la colonne Boaz féminine passive… [12] »
Yakin et Boaz correspondent aux Sephiroth Netzah (Victoire) et Hod (Gloire) qui forment un groupe avec Iésod (Fondement). D’après les kabbalistes, Iésod se rapporte à l’attribut générateur, à la puissance fécondatrice de Dieu. Netzah et Hod forment donc les éléments générateurs que réunit Iésod, la puissance fécondatrice centrale.
Ces concepts ou symboles sont génériques, et l’on peut jouer à l’infini, sur leurs différences et leurs relations, pensant ainsi obtenir la lumière de la connaissance par abstraction successive. Ce jeu illusoire éloigne de l’incarnation, de l’humble réalité de la vie des hommes et donne l’illusion d’être initié aux mystères de la Vie.
Enfin, mais l’on pourrait multiplier les exemples, les travaux d’une loge complète exigent dix officiers ou membres qui occupent dans le Temple des places correspondantes aux dix Sephiroth.
Annick de Souzenelle héritière de la pensée gnostique et kabbalistique
Annick de Souzenelle, née le 4 novembre 1922, a arrêté depuis peu ses enseignements et conférences. Ses nombreux livres, certains sont sans cesse réédités, et ses conférences accessibles sur internet, demeurent. Elle a influencé nombre d’agnostiques et de chrétiens de toutes confessions et beaucoup de prêtres friands de son approche kabbalistique des Écritures Saintes, des mythes grecs, égyptiens, et orientaux, à la recherche d’une voie spirituelle qui serait commune à tous.
Annick de Souzenelle établit des ponts et des liens sans distinction ni discernement spirituel entre mythes et récits bibliques. Dans son livre le plus connu : « De l’arbre de vie au schéma corporel. Du symbolisme du corps humain », elle fait des parallèles entre le pied blessé d’Œdipe, le pied vulnérable d’Achille et le pied mordu par le serpent avec Ève. De Souzenelle voit les prémisses d’une guérison avec Jacob tenant dans sa main, à sa naissance, le talon de son frère Esaü. Puis « Nous verrons alors se dessiner le mouvement de pénitence de l’humanité avec Marie-Madeleine, la prostituée venir oindre de parfum les pieds de Jésus et les essuyer avec sa chevelure. Nous participerons enfin à la guérison totale de l’humanité avec les apôtres dont, avant la Cène, le Christ, médecin cosmique, lave les pieds.[13]». Et tout ce mélange concordiste sera interprété à l’aune de l’arbre des séphirot de la kabbale juive, clé définitive, selon elle, de la compréhension des mystères de l’homme. Ce mélange syncrétiste n’a rien à voir avec les analyses typologiques chères à la patristique qui met en relation les récits vétérotestamentaires, s’accomplissant dans les récits évangéliques.
Et l’auteur poursuit imperturbablement en comparant la lutte de Jacob avec l’ange, la naissance de Bacchus qui naît de la cuisse de Jupiter et le labyrinthe de Cnossos[14]. Et ainsi de suite dans une cohérence intrinsèque, son univers gnostique se construit pensant résoudre tous les mystères du cheminement intérieur et spirituel de l’homme.
Mythes, symboles et récits bibliques
Un mythe est une construction imaginaire qui possède plusieurs niveaux de compréhension et ainsi peut représenter ce qui se passe dans les profondeurs des passions agitant les hommes.
René Girard (1923-2015) anthropologue, historien et philosophe français fut un ancien élève de l’École des chartes et professeur émérite de littérature comparée à l’université Stanford et à l’université Duke aux États-Unis. Il conceptualisa la découverte du caractère mimétique du désir, à l’origine de la violence.
Son œuvre est considérable, son expertise en littérature comparée permet d’analyser objectivement ce qui distingue fondamentalement les récits bibliques des mythes. Dans un livre très abordable : « Je vois Satan tomber comme l’éclair » il met en parallèle des récits tirés de la Bible et des mythes extraits de la littérature grecque. René Girard démontre que les projections conscientes ou inconscientes des ressentis humains dans les mythes n’ont rien de comparable avec les récits vétérotestamentaires, et qui plus est néotestamentaires. En effet ces récits ne sont en rien des inventions, mais la réception d’évènements inattendus et cependant très incarnés, sans fantasmagories. Ainsi chacun peut se trouver directement concerné et responsabilisé en relisant le récit biblique alors que l’on peut découvrir dans les mythes quelques reflets de la psychologie des profondeurs.
« Entre Dionysos et Jésus, il n’y a « pas de différence quant au martyr », autrement dit les récits de la Passion racontent le même type de drame que les mythes, c’est le « sens » qui est différent. Tandis que Dionysos approuve le lynchage de la victime unique, Jésus et les Évangiles le désapprouvent. Les mythes reposent sur une persécution unanime. Le judaïsme et le christianisme détruisent cette unanimité pour défendre les victimes injustement condamnées, pour condamner les bourreaux injustement légitimés.[15] »
Référence ésotérique d’Annick de Souzenelle initiée à l’hermétisme
Son livre De l’arbre de vie au schéma corporel commence au premier chapitre par une référence à La Table d’Émeraude chère aux adeptes d’Hermès Trismégiste : « Ce qui est en bas égale ce qui est en haut et ce qui est en haut égale ce qui est en bas, pour accomplir le miracle d’une seule chose. [16] » Ce postulat est en contradiction fondamentale avec la Révélation, en ce qui concerne la Création du monde par Dieu et son Salut en Jésus-Christ. Dieu et l’homme ne sont pas égaux. Elle poursuit par cet adage de la Sagesse hermétique : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux. » Ce n’est pas en se connaissant soi-même que l’on connaît Dieu, Trinité Sainte, qui ne se révèle à l’homme que par grâce, et non par initiation symbolique.
« Les rituels initiatiques de tous les temps et de tous les lieux ne sont qu’une « symbolothérapie » au sens vrai du mot « thérapie : « qui remet en harmonie », discipline confiée autrefois aux seuls prêtres et initiés.[17] » De Souzenelle qui se présente comme orthodoxe devrait savoir que l’Église chrétienne des premiers siècles a eu à combattre ces religions à mystères réservées aux initiés et à leurs prêtres. Combat entre la gnose au nom mauvais comme l’appelait saint Iréné et le mystère du Christ qui donne sa vie pour sauver l’homme de son péché. Salut qui est donné par les sacrements et aucunement acquis par initiation gnostique.
Ainsi pour elle, « l’Histoire trouve sa signification dans le Mythe qui lui-même se vérifie dans l’histoire [18] ». La boucle est bouclée, le serpent se mord la queue, comme dans le symbole de l’ouroboros.
Tout est dans tout et inversement. Principe moniste où il n’y a pas de différence entre Dieu et le monde, entre Dieu et les hommes, puisque nous sommes dieu pour peu que nous nous connaissions nous-mêmes. Il n’y a plus besoin de Salut en Jésus-Christ, l’histoire trouvant sa signification dans les mythes dont les arcanes sont réservés aux sages et aux intelligents et non plus aux plus petits, comme nous le révèle le passage de Saint-Matthieu au chapitre 11.
Elle rapproche, comme peut le faire Jung, l’alchimie, le livre des morts ou Bardo-Thodol du Tibet, le livre du voyage nocturne d’Ibn Arabie, le livre des morts égyptiens, et les descentes aux enfers des mythes grecs avec le livre de Job de l’Ancien Testament… Il s’agit dans tout cela de séparer le subtil de l’épais[19]. Elle n’ose pas à cet endroit faire des rapprochements avec les écrits de Saint-Jean de la Croix qui décrit les nuits obscures. Et pour cause, dans la tradition catholique, ce n’est pas l’homme qui suscite et maîtrise ces plongées de l’âme dans les ténèbres, ce n’est pas non plus l’initié qui guide, comme de Souzenelle le prétend parlant d’Antigone pour Œdipe, d’Ariane pour Thésée, d’Hermès pour Hercule ou de la Sybille de Cumes pour Enée[20].
Voilà ce qui dit l’Évangile selon saint Marc après le baptême de Jésus dans le Jourdain : « Aussitôt l’Esprit pousse Jésus au désert et, dans le désert, il resta quarante jours, tenté par Satan. Il vivait parmi les bêtes sauvages, et les anges le servaient. » (Mc 1, 12-13).
En effet à la suite de Jésus, tous les disciples du Christ constatent que ce n’est pas eux qui ont eu l’initiative d’aller dans ces lieux déserts, mais l’Esprit-Saint. Ils y font l’expérience de la nuit, comme la décrit si bien Saint-Jean de la Croix, du combat spirituel et constatent qu’ils sont confrontés aux bêtes sauvages tant extérieures qu’intérieures ; et sans l’aide de la providence et le réconfort des anges et de grâces surnaturelles, il est impossible de vivre dès ici-bas des promesses de la Vie éternelle. Jésus lui-même, consolé par un ange, fit cette expérience ultime dans le jardin de Gethsémani.
Référence ésotérique d’Annick de Souzenelle initiée à la kabbale
De Souzenelle, donne les clés de la Structure du corps humain selon le dessin de l’arbre des séphirot correspondant au Schéma Divin. Elle n’invente rien elle se contente de reprendre à son compte les enseignements de son maître kabbaliste Emmanuel Levygne[21].
« A l’image du schéma divin, le schéma corporel nous apparaît essentiellement constitué par trois axes verticaux : la colonne vertébrale, pilier central ou colonne du milieu, correspondant au sentier de Kether-Malkut qui unit la Couronne au Royaume, la tête aux pieds. Les deux côtés du corps, ou piliers latéraux, correspondent au pilier de la Rigueur, à droite, de la Miséricorde à gauche… Dans le schéma divin, les deux piliers latéraux sont le déploiement de la dualité née de l’unité principielle. Le Divin manifeste Son Unité sous deux aspects contradictoires, antinomique. L’Homme ne peut aller au Divin qu’en dépassant la contradiction… C’est en saisissant ensemble dans leur aspect exact ces deux aspects antinomiques, pour vivre l’unité qui le dépasse, que l’Homme vit l’expérience divine [22] ». De Souzenelle fait référence ici à Mgr de saint Denys, du très problématique groupe de l’ECOF ou Église catholique orthodoxe de France, dont elle a fait partie. Ce groupe n’est plus reconnu à la suite de nombreuses tergiversations au sein des églises orthodoxes canoniques. L’histoire de l’ECOF est marquée par ses références à l’occultisme et à la théosophie, et quelques scandales moraux et financiers. Son attachement hétérodoxe à l’ésotérisme persiste malgré de nombreux rappels à l’ordre du Patriarcat de Roumanie sous lequel l’ECOF était rattaché. De guerre lasse, le Patriarcat de Roumanie dénonçant des dérives sectaires, a exclus l’ECOF de sa protection canonique en 1994. En 1977 de Souzenelle ne cachait pas ces références devenues aujourd’hui quelque peu sulfureuses.
Sa conception mariale n’est pas en reste dans le domaine de l’hérésie au regard de la théologie catholique et orthodoxe. « L’union qui se consomme entre le Christ et sa mère est évoquée dans le symbolisme des noces de Cana ». Pour elle tout est symbole et non pas récit, par conséquent tout est désincarné, il s’agit d’un archétype symbolique et non pas de la vie réelle. « Le mariage humain qui est célébré ce jour-là est symbole du seul mariage qui soit : celui de l’humain et du divin, du Christ homme et du Dieu qui implique une descente aux enfers pour y épouser la Mère dont Marie est le symbole.[23] » Alors il s’agit d’un inceste divino humain ! De nombreux chrétiens prêtres et religieuses ont suivi ce type d’élucubration sans réagir. Ce livre se trouve ou s’est trouvé dans toutes les librairies catholiques des villes et des monastères sans qu’il y ait la moindre défense immunitaire contre cette toxicité…
Le baiser de Dieu
Annick de Souzenelle expose dans ce livre la quintessence de son message. Et selon la quatrième de couverture le ton est donné : « Son message est décliné selon des thématiques intemporelles : l’exil, la liberté, la connaissance, le désir, le mal et la mort, la renaissance… Autant de portes qui ouvrent sur l’essentiel grâce à la symbolique des lettres hébraïques, et nous permettent de pénétrer la spiritualité chrétienne au-delà de la gangue de moralisme et de dogmatisme [24] ».
Annick de Souzenelle prétend retrouver la connaissance des lois ontologiques, considérant que les Pères de l’Église, et à leur suite le moralisme et le dogmatisme de l’Église, ont empêché les hommes d’accéder librement à leur intériorité. Il est question de trouver la finalité de son être par la connaissance des mythes, des symboles en correspondance à la kabbale et non d’accueillir le Salut donné en Jésus-Christ.
A. de Souzenelle reprend à son compte les propos délirants de Carlo Suarès (1892-1976), peintre et kabbaliste, qui dans une conférence dans les années soixante : « expliquait la rare et exceptionnelle qualité d’intelligence de nombreux chercheurs juifs (Marx, Freud, Einstein, Oppenheimer, etc.) par les données physiologiques de la circoncision, tout particulièrement faite à l’âge de huit jours, les effets n’étant, selon lui, plus les mêmes plus tard… Il est alors assez bouleversant d’entendre Carlo Suarès étudier les effets physiologiques de la circoncision rituelle et d’en inférer l’union intime de la montée de la sève du Saint Nom, qui signifie que la montée de conscience est la vraie fertilité, avec celle de l’intelligence… Cela expliquerait que ce soit de telles personnes du monde des sciences physiques, des mathématiques, voire des sciences humaines qui amènent aujourd’hui par leurs travaux et leurs découvertes à une ré articulation des sciences avec les données traditionnelles des Livres sacrés de l’humanité [25] ». Elle donne ensuite les preuves de ces affirmations totalement infondées tant sur le plan physiologique qu’intellectuel ou spirituel, en citant Einstein, Max Planck, la physique quantique qu’elle fait entrer allègrement dans sa logique kabbalistique.
Elle ignore ou ne veut pas se référer aux écrits de Saint-Paul, qui proclame dans plusieurs de ses lettres et notamment dans l’épître aux Galates :
« C’est pour que nous soyons libres que le Christ nous a libérés. Alors, tenez bon, ne vous mettez pas de nouveau sous le joug de l’esclavage. Moi, Paul, je vous le déclare : si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous sera plus d’aucun secours. Je l’atteste encore une fois : tout homme qui se fait circoncire est dans l’obligation de pratiquer la loi de Moïse tout entière. Vous qui cherchez la justification par la Loi, vous vous êtes séparés du Christ, vous êtes déchus de la grâce. Nous, c’est par l’Esprit, en effet, que de la foi nous attendons la justice espérée. Car, dans le Christ Jésus, ce qui a de la valeur, ce n’est pas que l’on soit circoncis ou non, mais c’est la foi, qui agit par la charité. » (Ga 5, 1-6).
Les chrétiens incirconcis seraient moins intelligents ou moins aptes à tisser des liens entre physique et métaphysique, et les musulmans qui pratiquent la circoncision à partir de sept ou huit ans, n’auraient pas ces mêmes capacités que les juifs, du fait de leur circoncision plus tardive… Ces propos discriminatoires sont infondés.
Son interprétation de la création de l’homme et de la femme n’a rien à voir avec l’enseignement catholique ou orthodoxe, bien qu’elle se dise orthodoxe. Elle comprend la différence des sexes comme étant la perte de l’unité originaire et l’entrée dans la régression de l’animalité et de la procréation. Le but de la vie spirituelle serait que le pôle mâle en nous, épouse le pôle femelle, ainsi l’Homme ontologique aurait pour vocation de faire œuvre mâle en lui-même afin d’épouser ces énergies, de les pénétrer.
« J’appelle ce troisième récit (chapitre III de la Genèse) celui de l’exil, car il nous révèle la séparation tragique de l’Adam d’avec lui-même ; ayant consommé le fruit tendu de l’extérieur par le Serpent-Satan avant de l’avoir fait mûrir à l’intérieur de lui, l’Adam se croit devenu ce que lui promettait ce fruit, sa déification ; dès lors, il n’a plus de regard pour l’autre côté de lui, son’Ishah lourde des énergies qu’il devait épouser pour les transmuer en informations, faire croître l’Arbre de la Connaissance et en devenir le fruit… ‘Ishah n’est ni Ève ni la femme par rapport à l’homme, mais le féminin intérieur de tout ‘Adam, son côté encore voilé, peuplé d’énergies potentielles appelées en hébreu l’inaccompli — en terme moderne ; l’inconscient, que satellise un noyau constitué de l’image divine fondatrice. ‘Ishah porte en ses eaux le Germe divin intérieur à tout homme »[26].
Nous entrons là dans une interprétation hérétique, au regard de l’exégèse catholique, qui triture le texte hébreu pour le faire entrer dans une interprétation gnostique et kabbalistique, un mystère de désincarnation dont de Souzenelle aurait la clé. Le fond de l’être humain est, selon ces initiés, androgyne, le sommet de la connaissance est de retrouver en soi l’équilibre entre le féminin et le masculin.
Il n’existe pas de norme morale de bien et de mal, jugée culpabilisante. L’arbre de la connaissance du bien et du mal devient pour elle, l’Arbre de la connaissance de l’accompli et de l’inaccompli. Le péché originel qui aurait fait basculer Adam, assimilé à la notion d’humanité en situation d’exil, consiste à manger le fruit de l’accomplissement avant de l’être devenu par lui-même. « Il n’y a pas de péché originel dont nous serions les héritiers et les victimes ; nous sommes responsables de cette situation que dramatiquement, nous normalisons »[27].
Annick de Souzenelle se présente, dans tout ce qu’elle écrit et qu’elle dit, comme celle qui sait comme celle qui révèle le sens caché des Écritures, comme jamais cela ne fut auparavant. Elle y pratique une inversion accusatoire, bien fréquente chez elle. Ses enseignés reçoivent avec dévotion quelques miettes de son savoir ontologique : « L’obscurantisme dont la lettre fait preuve témoigne que nous remettons à peine du mal qu’à fait en Occident la dichotomie Église enseignante — Église enseignée, où l’enseignant, regardant l’enseigné comme autre que lui qui seul connaît, a distribué à l’enseigné les miettes d’un savoir auxquelles lui-même s’est peu à peu réduit : il a perdu la dimension du symbole qui relie toute chose à l’Un fondateur et, de ce fait, il a perdu la connaissance ; il en a compensé la perte par un raidissement des certitudes enseignées et de l’autorité »[28].
Effectivement de Souzenelle, s’inspire davantage de la gnose, de connaissances puisées à tous les ésotérismes et de la kabbale, que de la méditation de Saint Paul pour lequel, n’en parlant jamais, elle doit n’avoir que peu de sympathie. Saint Paul est très explicite : « J’aurais beau parler toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, s’il me manque l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante » (1 Cor 13, 1).
Réincarnation
Annick de Souzenelle donne sa version de la réincarnation : « Nous ne sommes véritablement incarné que lorsque nous faisons cette expérience du numineux dont je vous parlais tout à l’heure, lorsque nous entrons en résonance avec l’image divine fondatrice en nous, lorsque nous découvrons notre véritable identité, celle du JE SUIS encore inaccompli de notre être. Lorsque vraiment il y a ce contact avec le divin à l’intérieur de nous et que nous entrons dans la dynamique de la Ressemblance, là seulement nous sommes incarnés. À partir de là, le chemin se poursuit avec ses chutes, avec ses difficultés, mais il continue et il n’y a aucun cas possible de réincarnation. Maintenant, si nous ne sommes jamais incarnés, en ce sens véritable, tant que nous demeurons cet être animal dont la semence est restée totalement stérile, je ne sais pas ce qui se passe après la mort. Il n’est pas impossible qu’il nous soit donné une autre chance d’incarnation à travers le retour de l’esprit se constituant un autre corps, mais un corps humain seul ; il n’y a pas plus de confusion d’espèces que de confusion de leurs modèles respectifs dans les énergies divines dont procèdent les animaux. »
Pour Annick de Souzenelle comme pour les néoplatoniciens et autres gnostiques, il y a le monde de la matière accessible aux sens et le monde des idées qui serait d’ordre spirituel qui ne serait accessible que par abstraction du sensible, grâce aux mythes et aux symboles réservés aux initiés. Le monde matériel est alors perçu comme une déchéance ou une illusion dont il faudrait se détacher pour accéder à l’être ontologique. Nous sommes loin de la révélation biblique de la Genèse, où de cette nature créée, Dieu vit que cela était bon. Quand Jésus dans les Évangiles voit ses apôtres, ses disciples, les malades, il voit comme Dieu, la beauté qui est en eux malgré leurs péchés ou leurs maladies.
L’Incarnation n’est pas le résultat d’une descente dans son intériorité comme voudrait le faire croire Annick de Souzenelle, mais une participation réelle aux aspects concrets de l’existence humaine où la matérialité des choses n’est pas dévalorisée (cf. He 2, 14-18 ; Ga 4, 4-7 ; 1 Jn 1, 1-4).
Dans la lecture d’Annick de Souzenelle, comme chez les gnostiques, combattus par les Pères de l’Église, le monde terrestre est mauvais et il faut donc le fuir. Pour les chrétiens le monde concret est le lieu de l’expérience par excellence de la rencontre de Dieu, en lien avec l’écoute de la Parole de Dieu et la pratique des sacrements et de la prière. Chez Annick de Souzenelle, tout est centré sur les premiers chapitres de la Genèse. Il y a chez elle un rejet de l’histoire événementielle.
Il y a un refus préalable, sous prétexte de vraie liberté intérieure, à toute référence morale, qui serait pour elle, une atteinte à la découverte de l’intériorité. Or la morale chrétienne bien comprise est un code sur la route de la vie respectueuse de son prochain, de soi-même et de Dieu, et par conséquent la voie spirituelle par excellence. De plus il n’est jamais question de pardon ou de miséricorde, cœur de la révélation chrétienne. C’est la miséricorde divine qui nous libère et nous donne accès à la vie éternelle et non une descente dans notre intériorité.
Comme l’écrit l’abbé Philippe Loiseau dans une pertinente analyse du livre de dialogue avec Frédéric Lenoir : L’Alliance oubliée, La Bible revisitée[29] :
«Dans les enseignements d’Annick de Souzenelle, il n’y a pas de véritable relation personnelle avec le Christ ni avec Dieu. Le Christ est présenté comme le modèle de réalisation ontologique, un révélateur des potentialités divines qui sont en l’homme et non comme le Sauveur et Rédempteur qui donne sa vie pour nous libérer du péché. Le mystère de la croix n’est pas évoqué. L’Église et les sacrements sont absents. Comme il n’y a pas de mal et de péché, il n’y a pas non plus besoin du sacrement du pardon et par conséquent éprouver l’expérience de la miséricorde de Dieu. »
Ou encore : « La gnose a existé dans l’environnement juif du Nouveau Testament, comme, par exemple dans la communauté de Qumran, ou dans les milieux que Paul combattait dans l’épître aux Colossiens… Ce qui est foncièrement antignostique dans le Nouveau Testament, c’est l’insistance sur le fait que l’accomplissement du monde et de chaque homme relève de Dieu seul et que Dieu seul accorde le salut ; c’est aussi l’insistance sur l’existence charnelle et corporelle du Verbe de Dieu qui s’est fait réellement homme, y compris le scandale de la croix, avec l’insistance sur le caractère unique et gratuit (non dû) de la rédemption… Les efforts de la lutte antignostique dans l’Église se concentrent surtout sur deux points : l’affirmation catégorique de l’humanité véritable du Christ et – par conséquent – de la dignité de la chair (résurrection de la chair). Certaines idées gnostiques reparaissent toujours à nouveau aussi bien au Moyen Âge qu’à l’époque moderne (dans la théosophie, l’anthroposophie, le rosicrucianisme, etc.) ».
Cela nous invite à prendre de la distance avec ces tendances à revisiter la Bible, que ce soit par Annick de Souzenelle, Jean-Yves Leloup, ou Anselm Grün, et bien d’autres. Ces auteurs viennent se nicher dans les librairies chrétiennes et bibliothèques catholiques, sans qu’aucun évêque dont la fonction première est de garder et vérifier le dépôt de la foi, n’ait le courage de dire que certains de leurs livres sont hérétiques, car plus proches d’interprétations gnostiques des Écritures que fidèles aux traditions ecclésiales. Surtout, cela nous invite à une lecture et une méditation plus approfondie de la Bible en nous référant sans cesse à l’immense richesse des commentaires de cette Parole de Dieu par les Pères de l’Église et les docteurs de l’Église. La subjectivité de notre lecture et de notre vie spirituelle vérifiera ce qu’elle peut avoir de vrai et de juste si elle est confrontée à ces trésors de la tradition magistérielle et des saints de notre Église.
Bertran Chaudet, août 2019.
Annexe : Gnose et Gnosticisme
Gnose vient du grec gnôsis, connaissance.
Voici la définition donnée par le dictionnaire critique de théologie. Collection PUF, p. 597, 598.
« a) Gnose et gnosticisme. Gnose, au début de l’ère chrétienne… sert à désigner en emploi absolu un genre particulier de connaissance portant sur l’essentiel (les mystères du monde divin, les êtres célestes) et dépassant la simple foi… Au terme « gnose » on préférera donc « gnosticisme » pour désigner le mouvement religieux qui dans les premiers siècles du christianisme, se développa en une multitude de sectes partageant une commune conception de la gnose, combattue et rejetée par l’Église.
b) Caractéristiques du gnosticisme chrétien. À
défaut d’une définition d’ensemble, rendue impossible par la variété des
systèmes, on peut signale des traits distinctifs principaux. 1/Un facteur
dualiste, qui conduit à dissocier la création de la rédemption comme il conduit
à séparer totalement le monde sensible, dominé par des puissances mauvaises ou
bornées, et le monde spirituel, domaine du Dieu transcendant et
« inconnu ». C’est de celui-ci qu’émanent les âmes des hommes, âmes
d’essence spirituelle, prisonnières du monde d’ici-bas ; c’est de lui
aussi que descend le Sauveur qui doit reconduire au monde d’en haut les âmes
des élus, de ceux qui détiennent la gnose. Ce dualisme s’explique par la
priorité angoissée donnée au problème du mal, de son principe et de son
pourquoi ; et il vise à dégager l’âme humaine de toute responsabilité
personnelle. 2/L’idée d’une connaissance privilégiée transmise par le moyen
d’une tradition secrète qui dévoile les mystères du monde céleste… »
[1] P.L.B. Drach, De l’harmonie entre l’Église et la Synagogue. P. Meiller, Paris (1844).
[2] Ib.
[3] Annick de Souzenelle. Le baiser de Dieu, Ed Spiritualités vivantes Albin Michel, 2019. p. 21.
[4] Patrick Levy, La ruse de Dieu, le kabbaliste et l’arbre de la connaissance. Éditions Le relié, 2013. Ch. 35, p. 304 à 310.
[5] Irénée de Lyon, Contre les hérésies (178-188), I, 29-30. Trad. Adelin Rousseau (1965-1982), Cerf, 1991. Annarita Magri, « Le serpent guérisseur et l’origine de la gnose ophite« , Revue de l’histoire des religions, 2007, 4, p. 395-434.
[6] Ib. t.1, p.VII.
[7] Les Mystères du Tarot de Marseille – Documentaire ARTE France – 2014 / Réal : Christophe PONCET.
[8] Voir Jérôme ROUSSE-LACORDAIRE, Une controverse sur la magie et la kabbale à la renaissance, Librairie Droz, Genève, 2010.
[9] Yves Hersant, Biographie, préface à De la dignité de l’homme, Éditions de l’Éclat, 1993.
[10] Verena von der Heuden-Rynsch, Le rêveur méthodique » Francisco Zorzi, un franciscain kabbaliste à Venise. Ed Gallimard, décembre 2018. p.82.
[11] Edward Hohhman, La voie de la splendeur, une introduction à la Kabbale hébraïque, in La Licorne n° 28.
[12] Oswald Wirth, Le livre du compagnon. p. 132. Ed Dervy 1999.
[13] Annick de Souzenelle, De l’arbre de vie au schéma corporel. Le symbolisme du corps humain. Ed Dangles, 1977, p. 72
[14] Ib. p. 120 à 129.
[15]René Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair, Grasset, 1999, p. 267-268
[16] Ib. p. 11.
[17] Ib. 19
[18] Ib. p. 19.
[19] Ib. p.167 à 177.
[20] Ib. p. 168.
[21] Entretien avec Annick de Souzenelle, propos recueillis par Jean Mouttapa © NouvellesCles.com
[22] Annick de Souzenelle, De l’arbre de vie au schéma corporel. Le symbolisme du corps humain. Ed Dangles, 1977, p. 46.
[23] Ib. p. 166.
[24] Annick de Souzenelle, Le baiser de Dieu. Spiritualités vivantes, Albin Michel, 2019.
[25] Ib. p. 61, 62.
[26] Ib. p. 22,23.
[27] Ib. p. 44.
[28] Ib. p. 50.
[29] La lecture symbolique de la Bible hébraïque selon Annick de Souzenelle : Une supercherie « gnostique ». Analyse réalisée par l’abbé Philippe Loiseau, bibliste, à partir de la lecture du livre de dialogue avec Frédéric Lenoir : L’Alliance oubliée, La Bible revisitée, Albin Michel, 2005. Accessible ici.