Les faux monnayeurs en dévotion

Pierre Vignon

Sous Louis XIV, quand Molière eut fini sa célèbre comédie «Tartuffe», elle fut attaquée par des fanatiques du parti dévôt. Molière dut défendre sa pièce par plusieurs demandes (placet) au Roi. Le premier placet commence par une phrase qui atteint aujourd’hui chaque homme :

« Sire, Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j’ai cru que, dans l’emploi où je me trouve, je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle ; et comme l’hypocrisie, sans doute, en est un des plus en usage, des plus incommodes et des plus dangereux, j’avais eu, Sire, la pensée que je ne rendrais pas un petit service à tous les honnêtes gens de votre royaume, si je faisais une comédie qui décriât les hypocrites, et mit en vue, comme il faut, toutes les grimaces étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes les friponneries couvertes de ces faux-monnayeurs en dévotion, qui veulent attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistiquée. »

Ce sont les mots qui me sont venus à l’esprit lors de la publication à la fin janvier du Rapport de 900 pages de l’Arche sur l’affaire Jean Vanier (1928-2019) et Thomas Philippe (1905-1993) ainsi que du Rapport de 700 pages des Dominicains. Le Rapport de la Communauté Saint-Jean sur leur fondateur Marie-Dominique Philippe (1912-2006) est attendu courant mars.

Ce qu’on y lit est pire que le pire. Cela dépasse l’entendement et fait l’effet, dans l’Eglise de France, de la deuxième bombe atomique sur Nagazaki après l’effet Hiroshima du Rapport de la Ciase en octobre 2021. Les conséquences concernent pourtant l’Eglise universelle après l’explosion de la bombe Rupnik à Rome en décembre 2022.

Les modes opératoires des malfaiteurs sont les mêmes (dissimuler, s’infiltrer) et s’apparentent aux descriptions de l’hérésie gnostique décrite par saint Epiphane de Salamine (315-403) au chapitre 26 de son Panarion. Ce que ces gens ont fait n’est tout simplement pas racontable et c’est pourtant ces horreurs qu’ils ont accomplies sous les yeux de tous.

Après l’effet de sidération, on s’interroge. Notre Église est-elle équipée pour repérer en son sein ces malfaiteurs et, une fois fait les empêcher de nuire et les exclure ? La description minutieuse des rapports montre combien les frères Philippe et Jean Vanier se sont joué sans aucune peine, durant toute leur vie, de l’appareil judiciaire inadapté de l’Église. Jean Vanier a eu le front de refuser en face de saint Jean XXIII (1881-1963), dans l’ascenseur de la cour Saint-Damase, la demande qu’il lui faisait de ne plus voir Thomas Philippe. Jean Vanier a expliqué toute sa vie, sans rire, que ça aurait consisté pour lui à renier Jésus.

Or le même Jean Vanier, devant se justifier à la fin de sa vie sur ses agressions sexuelles envers des femmes (à l’époque 5 connues mais aujourd’hui 25) a dit qu’il avait cherché à revivre avec elles l’extase que lui avait fait connaître dans sa jeunesse Thomas Philippe. C’est là où le marquis de Sade (1740-1814) lui-même se serait assis pour prendre des notes. Alors que ceux et celles qui sont en recherche de l’extase érotique recourent à des drogues dures pour prolonger leur état, Jean Vanier avoue candidement, ainsi que toutes les victimes des pratiques philippiennes d’ailleurs, que ça leur faisait de l’effet, sans aucun sentiment de culpabilité, pendant des semaines.

D’où la notion de « secret mystique », mâtiné d’articles de la Somme de Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) et de dévotion mariale exacerbée, que les membres de la secte gardent entre eux car, disent-ils, l’Église n’est pas encore capable de le porter.

Comme dans toutes les sectes, le mensonge n’existe pas quand il s’agit de défendre la cause. D’où la création d’un paravent extraordinaire par Thomas Philippe, la Communauté de l’Arche, pour camoufler les activités « mystiques », et la Communauté Saint-Jean pour Marie-Dominique. La doctrine se transmet aux initiés dont un des plus fameux est l’ancien prêtre excommunié Thierry de Roucy qui a fondé, pour sa part, le paravent Points-Coeur. La diffusion ne s’arrête pas là, hélas, et il y a actuellement dans l’Eglise nombre de communautés dites nouvelles qui fonctionnent sur ce modèle.

La méthode est simple : dissimuler, s’infiltrer. Comme l’Eglise n’est absolument pas préparée à résister à cette peste, il suffit de jouer un évêque contre un autre pour s’en sortir. Par exemple, actuellement, les prêtres «initiés» de Points-Coeur, fervents disciples de Thomas Philippe, sont en train de se reconstituer dans plusieurs endroits de l’Église car ils ont trouvé des évêques (dont celui de Buenos-Aires) qui ne veulent voir que le paravent (l’oeuvre pour les enfants) sans regarder ce qui se passe derrière (la pratique et la diffusion du «secret mystique»).

L’Église universelle est organisée pour défendre les prêtres plus que les victimes. Le temps qu’un procès soit fait au Dicastère pour la Doctrine de la Foi, les malfaiteurs ont largement la possibilité de se livrer à toutes leurs turpitudes.

Et quand la sanction tombe, elle est souvent si mesurée, si médicinale, si douce, qu’elle en devient un encouragement à continuer. Pourquoi se priver avec une institution dont on peut balader aussi facilement les ministres !

Pour en revenir à l’affaire Philippe-Vanier, une réflexion sur la notion de secret et de respect des personnes dans l’Eglise doit être impérativement menée. On voit clairement dans le cas, qui est maintenant d’école, combien le secret pontifical a davantage favorisé les malfaiteurs que protégé leurs victimes. Et là, l’examen du rôle des Dominicains doit être mené à fond. Les frères Philippe auraient dû être déclarés hérétiques et révoqués de l’état clérical et religieux sans ménagement. Mais les frères ont joué des intérêts des uns contre les autres. Comme l’ordre des Dominicains, avant le Concile Vatican II ne voulait pas perdre sa mainmise sur le Saint-Office, il a été sciemment et froidement décidé de faire déclarer Thomas Philippe comme fou afin de ne pas avoir à le condamner. La raison en était simple. Les frères Philippe étaient les représentants du néothomisme antimoderniste face à l’ouverture de la théologie. Il fallait s’opposer à une théologie vivante dans l’Église pour maintenir les positions d’une métaphysique intemporelle. Nous en vivons les tristes conséquences aujourd’hui.

Les affaires Vanier, Philippe et Rupnik sont des signes des temps. Dieu ne nous donne pas seulement à voir des réalités destinées à nous satisfaire. Il nous montre aussi les plaies purulentes qui gangrènent l’Église. Si on refuse de les considérer, par un illuminisme hélas fréquent chez les catholiques, cela revient à continuer à voir couler le navire de l’Église. Il est encore temps, avec le Synode sur la synodalité, de commencer à réformer ce que j’appelle la partie féodale et monarchique de l’épiscopat. L’épiscopat est nécessaire à la constitution de l’Église, mais les usages que nos évêques ont gardé des temps féodaux et monarchiques doivent être revus intégralement. Une bonne partie doit être abolie afin qu’un nouvel exercice de leur mission corresponde davantage aux temps qui sont les nôtres. Quel homme sensé aujourd’hui peut-il accepter de devenir évêque avec le blason et le chapeau à glands qui ne correspondent strictement plus à rien ? Et pourtant, j’en connais bon nombre qui préféreraient mourir plutôt que d’y renoncer.

Une fois diagnostiqués la présence et le danger des faux-monnayeurs en dévotion, le rôle des évêques est clairement de supprimer ces ateliers soi-disant si spirituels où l’on écoule la doctrine des multiples « secrets mystiques ».

La seule monnaie qui vaille dans l’Église est celle qui ouvre le ciel, la Foi. Toutes les contrefaçons, sous prétexte de «charité sophistiquée» et de «friponneries couvertes», malgré les «grimaces étudiées» des hypocrites, «gens de bien à outrance» doivent être éradiquées du corps de l’Eglise pour le bien de tous.

Voilà le rôle des évêques comme protecteurs de l’Évangile et gardiens de la vraie Foi. Pourquoi la hiérarchie catholique ne ferait pas pour les réalités spirituelles ce qu’elle accepte pour les temporelles : la mauvaise monnaie chasse la bonne. Nous en sommes à ce point-là dans notre Église. Dieu nous avertit avec la révélation des affaires Vanier, Philippe, Rupnik. Comme le proclame le psaume 94, 7, saurons-nous écouter la voix du Seigneur à travers les signes des temps ?

Article publié en italien sur le site adista.it

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