« La discipline du yoga a été instrumentalisée »

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ENTRETIEN. Zineb Fahsi décrit dans un essai le cheminement qui a conduit le yoga des marges de la société indienne à la culture mainstream. Propos recueillis par Baudouin Eschapasse

Instrument de « réalisation de soi », manière commode de lutter contre le stress en cultivant une « pensée positive », forme de gymnastique douce permettant de prendre soin de son corps mais aussi de soigner son esprit en apprenant à gérer ses émotions, le yoga est aujourd’hui présenté comme une méthode quasi miraculeuse pour gagner en efficacité et en concentration. Cette promesse a converti près de 7,6 millions de personnes en France. Professeure de yoga, diplômée de Science Po Paris et de l’université Pierre-et-Marie-Curie, Zineb Fahsi publie Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme (à paraître le 1er mars chez Textuel). Un essai dans lequel elle interroge la manière dont cette pratique méditative indienne s’est propagée en Occident, mais surtout comment elle a été dévoyée, selon elle, par l’industrie du bien-être.

Le Point : Quand et comment avez-vous découvert le yoga ?

Zineb Fahsi : J’y suis venue assez tard, puisque j’avais 26 ans quand j’ai commencé. Comme beaucoup de gens, cela s’est fait à la faveur d’un voyage en Asie, lors d’un séjour à Bali, en 2013. Plus précisément dans la petite ville d’Ubud, qui est aujourd’hui considérée comme l’un des temples contemporains du tourisme spirituel. C’est là que j’ai suivi mon premier cours de yoga. J’y ai retrouvé avec joie les sensations d’expansion et de vitalité que j’expérimentais, plus jeune, à travers la gymnastique et la danse. Le yoga m’a permis de réemprunter le chemin du corps, des sensations, du souffle…

À quel moment vous êtes-vous dit que vous vouliez devenir professeur de yoga ?

Lorsque je suis revenue de voyage, j’ai poursuivi la pratique du yoga de manière quasi quotidienne. J’ai compris que cela me donnait l’occasion de réconcilier deux centres d’intérêt : une passion pour la philosophie, mais aussi un intérêt pour le fonctionnement de la psyché et du corps humains. Après avoir travaillé dans l’univers du conseil, d’abord dans le domaine de l’environnement puis dans celui de l’aide au développement, j’ai eu envie de me consacrer au yoga à temps plein, car je voulais avoir un métier davantage au contact des gens ; une activité qui donne aussi du sens à mon parcours.

À quel moment est née l’envie d’écrire ce livre ?

J’ai toujours été intriguée par l’absence de récits critiques sur le yoga. La littérature sur le sujet est abondante mais souvent sans aucun recul. Sont évoqués des textes millénaires qui fondent la pratique mais ceux-ci sont rarement contextualisés. Désireuse d’en savoir plus, j’ai suivi, il y a deux ans, la formation conduisant à l’obtention du diplôme universitaire Cultures et Spiritualités d’Asie, que proposent l’Institut catholique de Paris et l’École française de yoga sous la direction de Ysé Tardan-Masquelier, enseignante-chercheuse en histoire comparée des religions et anthropologie religieuse à l’université de Paris Sorbonne. J’ai envisagé, un moment, de poursuivre une thèse sur le yoga. C’est ce projet qui a donné lieu à l’ouvrage que je publie aujourd’hui.

Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme, de Zineb Fahsi (Textuel, 203 pages, 18,90 €). À paraître le 1er mars.

Un livre où l’on apprend l’histoire complexe de la pratique…

Les discours simplistes m’apparaissent toujours douteux. Le terme de yoga dissimule une réalité plurielle. Le yoga postural moderne est très différent des pratiques prémodernes du « hatha yoga » qui englobent une dimension sotériologique [c’est-à-dire soucieuse du salut de l’âme et de la rédemption, NDLR]. Si l’on résume à grand trait, le yoga est au départ une discipline méditative, une forme d’ascèse pratiquée par les marges de la société indienne. Son objectif est de libérer l’âme humaine du cycle des renaissances, et cela passe souvent par un renoncement au monde. On est ici bien loin de la promesse délivrée par l’industrie du bien-être.

On pourrait même dire qu’on est aux antipodes ! Comment est-on passé de l’un à l’autre ?

Mon livre décrit le cheminement qui a conduit d’un pôle à l’autre. La transformation de la discipline est liée à sa circulation en dehors du sous-continent indien et aux influences anglo-saxonnes, notamment, qui ont conduit à en reformuler certains principes.

Racontez-nous…

Le yoga naît au départ d’une quête spirituelle liée à une insatisfaction existentielle. Au milieu du premier millénaire avant notre ère, en marge de la religion védique, se développe, dans de petits groupes marginaux, une réflexion pour s’extraire de cette « migration circulaire » de l’âme connue en sanskrit sous le terme de « samsara » et que l’Occident résume sous la formule de « cycle des réincarnations ». La promesse de la pensée bouddhiste, dont procèdent entre autres les yogas prémodernes, est de se libérer de la souffrance humaine en sortant de ce cycle. À cette époque, le mot yoga n’est pas encore associé à un ensemble de pratiques psychocorporelles mais désigne une méthode de maîtrise des sens. Au IVe siècle de notre ère, le traité Yoga Sutra fonde un système doctrinal et philosophique. Progressivement vont s’affiner des techniques de travail sur le corps, le souffle et la psyché qui donneront la discipline que l’on connaît.

Ce que vous appelez le yoga mental ?

Les postures de yoga ne sont pas au cœur des yogas prémodernes contrairement au yoga postural contemporain. Ainsi, le yoga qui va d’abord être diffusé en Occident est un yoga principalement méditatif et philosophique. Son exportation s’effectue comme une réaction à la colonisation de l’Inde par la couronne britannique. Au milieu du XIXe siècle, alors que se diffuse en Europe une pensée teintée d’orientalisme dans des milieux non académiques où se multiplient les références occultistes, une partie de l’élite hindoue reformule l’hindouisme et le yoga sous l’influence à la fois des valeurs de la modernité et des ésotérismes occidentaux. Vivekananda (1863-1902), pour ne citer que lui, s’attache à diffuser dans le pays un hindouisme universaliste qu’il présente comme une religion compatible avec les valeurs de modernité et de progrès. Dans cette approche, il redéfinit le yoga comme une approche scientifique et rationnelle permettant à ceux qui le pratiquent de « s’améliorer » sur le plan spirituel. Cette manière de l’envisager va séduire un public occidental, outre-Atlantique, adepte de la « religion métaphysique américaine », l’ancêtre du New Age.

Le non-dit véhiculé par ce discours, c’est qu’il vaut mieux valoriser le travail sur soi au détriment d’un changement social de fond.

Ce sont ces va-et-vient entre l’Est et l’Ouest qui expliquent les mutations du yoga ?

Certainement. Après avoir été modifié déjà aux XIXe et XXe siècles – XIXe siècle pour le yoga moderne mental, et XXe siècle pour le yoga moderne postural –, en réaction à la colonisation de l’Inde pour permettre à des individus de renforcer leur corps et leur esprit dans un vaste mouvement collectif, le yoga moderne se transforme alors en pratique centrée sur le perfectionnement individuel : une technique parmi d’autres de « développement personnel ». Le non-dit véhiculé par ce discours, c’est qu’il vaut mieux valoriser le travail sur soi au détriment d’un changement social de fond. Cette manière de voir les choses fait porter aux individus la responsabilité de changer le monde. Cette vision s’accorde bien avec les exigences du système capitaliste en ce qu’elle neutralise toute remise en question du système lui-même.

C’est ici que vous développez la vision politique de la discipline qui justifie le titre de votre ouvrage.

Oui. Si la quête de salut est légitime, si l’on peut saisir les motivations de cette recherche de bien-être et de santé dans un monde de plus en plus anxiogène, la discipline du yoga, en étant ainsi reformulée, se retrouve d’une certaine manière «  instrumentalisée » en intégrant la culture mainstream. Ce qui était un apprentissage ascétique visant à sortir du cycle des renaissances se transforme en un instrument aux mains d’une industrie naissante, celle que les Anglo-Saxons envisagent sous le terme de « self-help ».

Pourquoi pensez-vous que c’est dangereux ? Parce que cela ouvre la porte à des dérives sectaires ?

Je ne traite pas ici de ce sujet qui mériterait à lui seul un autre ouvrage. Ce que je relève, c’est la manière dont cette discipline est principalement enseignée aujourd’hui, dans les centres de yoga en entreprise, dans les écoles et les hôpitaux. Elle répond de façon commode aux injonctions contemporaines de réalisation de soi. Là encore, c’est une aspiration légitime, tant qu’elle ne se transforme pas en impératif. Mais là où cette pensée me semble pernicieuse, c’est que la promesse de libérer son vrai « moi », de domestiquer son sommeil, d’être en d’autres termes plus efficace et plus résilient… s’inscrit en complet décalage avec l’objectif premier d’émancipation qui est celui du yoga.

À travers le yoga, l’industrie du “bien-être” en vient à capitaliser sur la souffrance des individus.

C’est-à-dire ?

Le yoga semble être la méthode miraculeuse pour résoudre les problèmes et réaliser les aspirations des individus modernes assujettis par une superstructure tout entière dominée par des exigences de production. À travers le yoga, l’industrie du « bien-être » en vient à capitaliser sur la souffrance des individus, à miser paradoxalement sur le « mal-être » de la société. La promesse de libération qui nous est vendue est désormais un faux-semblant.

Vous militez donc pour un retour à un yoga authentique ?

Je me méfie toujours de ces expressions. Qu’est-ce que l’authenticité ? Comme je vous le disais, il n’y a pas un yoga véritable mais une multitude de pratiques. Je ne cherche pas à promouvoir un yoga « originel » ou « pur ». En revanche, j’invite mes lecteurs à réfléchir sur les dangers qu’il y a à faire croire que la réponse aux malheurs du monde ne peut être qu’individuelle là où les problèmes appellent plutôt, de mon point de vue, un sursaut collectif.