Il faut sortir de l’omerta sur les abus spirituels

Les deux récentes enquêtes historiques sur les frères Thomas et Marie-Dominique Philippe ont permis de mettre au jour les mécanismes de l’abus spirituel précédant les abus sexuels. Depuis dix ans, Yves Hamant enquête et dénonce ce phénomène au sein des communautés religieuses.

Yves Hamant. Spécialiste de civilisation russe,  soviétique et post-soviétique, Yves Hamant a été attaché culturel près  l’Ambassade de France en URSS et a enseigné à l’Université de Nanterre.  Son engagement en faveur des chrétiens d’URSS lui a valu d’être reçu  plusieurs fois par Jean Paul II et de gagner l’amitié du cardinal  Lustiger. Il est connu pour ses liens avec Soljénitsyne et on lui doit  une biographie du Père Alexandre Men, prêtre de l’Eglise orthodoxe russe  assassiné en 1990. MP

Yves Hamant était l’invité par visioconférence de l’assemblée générale du groupe SAPEC (soutien aux personnes abusées par des prêtres de l’Eglise catholique) qui s’est tenue le 16 mars 2023 à Lausanne.

Sur le site cath.ch


Comment vous êtes-vous intéressé à ces questions de l’abus spirituel?

Un membre de ma famille a été impliqué dans l’association Points-Coeur fondée par Thierry de Roucy (renvoyé de l’état clérical en 2018, ndlr). Ce fut une expérience douloureuse dont j’ai découvert les séquelles. Je me suis senti alors le devoir de faire quelque chose. De fil en aiguille j’ai reçu d’autres témoignages et en 2013, avec un groupe de quelques personnes, nous avons lancé ‘l’Appel de Lourdes’ à la Conférence des évêques de France (CEF). En 2015 la CEF a mis sur pied une cellule pour les dérives sectaires avec laquelle nous sommes en contact. Je me suis concentré sur les abus spirituels dans les communautés, même s’ils peuvent exister aussi au niveau individuel.

Comment jugez-vous les progrès réalisés depuis?

Les récentes révélations, notamment sur les frères Philippe, font qu’on commence à admettre que cela existe et à en prendre la mesure. Mais la prise de conscience me semble encore insuffisante aussi bien dans le clergé que dans la communauté des fidèles.

Abus de conscience, abus spirituel, emprise, dérive sectaire… divers termes sont utilisés. Peut-on préciser un peu les choses?
Le terme d’abus spirituel s’est imposé par analogie avec celui d’abus sexuel. Cependant, concernant l’abus sexuel, on comprend immédiatement que c’est quelque-chose de mal. L’abus spirituel, au contraire, est une réalité complexe parfois assez difficile à saisir. Le ressort psychologique de l’abus est l’emprise qui peut d’ailleurs se trouver également en dehors d’un contexte religieux.

«Comme pour les abus sexuels, les victimes d’abus spirituels ne parlent que longtemps après»

Les abus spirituels seraient plus répandus et plus fréquents que les abus sexuels?

C’est difficile à mesurer, mais diverses sources au Vatican et à la CEF confirment ce sentiment. Souvent, comme pour les abus sexuels, les victimes ne parlent que longtemps après. Elles ont honte de s’être laissées berner, mais il leur faut surtout rompre les attaches personnelles et les liens affectifs qui ont pu se nouer avec la communauté.

Comment caractériser l’emprise?

Il s’agit de la confiscation totale de la volonté propre, la privation de la liberté personnelle et de la captation de la relation personnelle à Dieu. C’est ce dernier aspect qui distingue l’emprise en contexte religieux. Et c’est ce qui fait le plus de dégâts. Les victimes éprouvent souvent le plus grand mal à renouer leur lien avec Dieu.

Le phénomène est progressif. Il joue sur la séduction, puis sur la grâce et la disgrâce. Les abuseurs savent bien repérer leur proie et utiliser leur failles et leurs aspirations. C’est le jeu du chat et de la souris. Les jeunes qui s’engagent dans ces communautés ont une grande soif d’idéal, ils désirent s’engager au service de Dieu avec toute la générosité de leur personne.

Comment repérer l’emprise?

Pour quelqu’un d’extérieur, c’est très difficile. Les ‘gourous’ montrent un double visage. Déceler leur perversité est ardu, voire impossible. Le récent exemple de Jean Vanier le démontre parfaitement. Beaucoup de gens n’y croyaient pas et l’ont défendu en toute bonne foi, jusqu’à ce que l’évidence des faits s’impose. Ou comme le disait la philosophe Hannah Arendt: «les gens refusent de croire que tout est possible.» Vue de l’extérieur, l’affaire Santier où un prêtre obtient de ses pénitents de se déshabiller entièrement devant la Saint-Sacrement parait totalement aberrante.

«Une vraie enquête canonique exige des conditions rigoureuses. Elle devrait pouvoir se faire sans être annoncée»

Peut-on énumérer quelques critères de discernement?

En 2014, Soeur Chantal-Marie Sorlin avait établi pour le bureau des dérives sectaires de la Conférence des religieuses et religieux de France (CORREF) Une grille d’identification des dérives sectaires à l’intérieur même d’institutions d’Eglise. La liste qu’elle donne reste une excellente référence. Outre l’abus de conscience ou le culte du fondateur, elle évoque aussi le rapport à la pauvreté, la gestion frauduleuse des dons, l’exploitation de la force de travail des membres, la mise en danger de la santé, etc. 

Comment les autorités ecclésiales peuvent-elles réagir pour prévenir et sanctionner ?

Une des premières mesures serait de renforcer les visites canoniques. Trop souvent il s’agit de représentations où on met les petits plats dans les grands pour faire plaisir aux visiteurs, où les réponses à ses questions sont préparées et répétées. Et où les visiteurs se contentent de mots d’encouragement très généraux.

Une vraie enquête canonique exige des conditions rigoureuses. Elle devrait pouvoir se faire sans être annoncée, permettre de rencontrer suffisamment longuement tous les membres de la communautés si possible dans lieu neutre, être menée par des personnes spécifiquement formées et ne provenant pas elles-mêmes de communautés dysfonctionnelles. Il faut veiller à l’indépendance des enquêteurs afin d’éviter les possibles conflits de loyauté ou d’intérêt.

«Les sanctions sont le plus souvent des mesures de replâtrage»

Une autre lacune est l’absence d’interrogatoire des personnes qui ont quitté la communauté et des familles des membres. Tout en sachant que certaines familles préféreront ne pas parler plutôt que de prendre le risque de se couper des leurs. Je ne crois pas aux ‘cellules d’écoute’ mises en place par les communautés elles-mêmes.

Qu’en est-il des sanctions?

On assiste le plus souvent à des mesures de replâtrage. J’ai été récemment choqué d’apprendre qu’un prêtre impliqué dans des affaires d’abus sexuels dans un internat dans les années 1990 puisse se retrouver aujourd’hui No2 de sa communauté. Je crois qu’il n’y pas de volonté suffisante pour sanctionner les abus.

Dans quelques cas, l’autorité ecclésiale est allée jusqu’à la dissolution de communautés.

Quand j’ai été confronté à ces problèmes en 2013, j’ai consulté le cardinal suisse Georges Cottier, ancien théologien de la maison pontificale. Il n’excluait pas que la dissolution puisse s’imposer. Ce qui exige évidemment d’offrir un accompagnement adéquat. Or ces dispositifs n’existent pas à l’heure actuelle. Les personnes qui sortent ont été infantilisées, désocialisées, privées de leur capacité de décision. Elles peuvent se retrouver sans argent, sans logement, sans travail, ignorantes de leurs droits.
Sans parler du nécessaire soutien moral et psychologique qu’elles ne trouveront peut-être pas auprès leur famille soit parce que les ponts ont été coupés, soit parce que les familles leur reprochent leur abandon de leur vocation.

Comme outil de prévention vous évoquez la possibilité de créer un ‘fichier S’ des communautés, comme celui qui été établi en France pour les terroristes?

Répertorier dans un fichier les communautés à problèmes pourrait s’avérer un instrument utile pour les évêques lorsqu’ils sont confrontés à une demande d’installation d’une communauté ou pour les responsables des vocations chargés d’orienter de jeunes. Il y a quelques années, le nouvel évêque de Blois était prêt à accueillir une communauté, heureusement des amis ont pu le prévenir à temps et l’affaire ne s’est pas faite.

«Il faut sortir de l’omerta. Sinon la justice ecclésiale passe à côté de son but qui est de prévenir et de guérir»

La publicité des enquêtes et des éventuelles sanctions serait une autre mesure nécessaire

Même s’il remonte à la fin des années 1950, le cas des Frères Philippe est emblématique. L’absence de publicité des sanctions leur a permis de continuer à sévir durant des décennies.
Dans les cas récents, l’absence de publicité est à peine moins flagrante. Souvent, on ne connaît les sentences que grâce à des fuites. Pour Points Coeur, que j’ai suivi de près, aucun élément d’enquête n’a pratiquement jamais été publié. Il faut sortir de l’omerta. Sinon la justice ecclésiale passe à côté de son but qui est de prévenir et de guérir.

On constate aussi fréquemment un lien entre abus spirituel et dérive doctrinale.

Je ne suis pas théologien ni philosophe, mais on s’aperçoit en fouillant un peu qu’il y a souvent à l’origine une faille théologique. Le problème est que ces théories déviantes ne sont pas écrites. Pour revenir aux frères Philippe, elles n’apparaissent pas dans leurs écrits, mais ont été transmises oralement ou dans des courriers privés.
On peut y voir une tendance gnostique. Dans la gnose, le vrai et le faux sont étroitement mêlés et les initiés se considèrent comme au-dessus de la loi commune, y compris morale. Je suis frappé de voir comment la ‘gnose’ de frères Philippe s’est transmise à leurs disciples jusque dans les communauté actuelles créant ainsi une sorte de constellation. (cath.ch/mp)

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