La méditation orientale : des techniques inadaptées au contenu de la foi

par Hans Urs von Balthasar

La lecture de ce texte demande concentration. Mais on se gardera
d’oublier que le  Cardinal Urs von Balthasar (1905-1988) est l’un
des plus grands théologiens du XX° siècle. Déjà en 1978, il
tirait la sonnette d’alarme devant l’irruption des techniques de
méditation orientale.
Pour faire sa connaissance : Hans Urs von Balthasar et son œuvre, par Joseph Doré, dans Études 2002/6 (Tome 396), pages 789 à 800.
Cet article du Père Hans Urs von Balthasar a paru en allemand dans la revue « Geist und Leben ». Il a été traduit par le Père Alain Dubois, ofm, pour la revue « Sources », de septembre-octobre 1978 (Dominicanus, Botzat P, CH 1700 Fribourg). Avec l’autorisation de la revue suisse de Fribourg,l’hebdomadaire France Catholique Ecclesia n° 1671 l’a publié à son tour en 1978. L’ayant retrouvé dans les dossiers, je vous en fais part.

L’IRRUPTION DE LA MÉDITATION ORIENTALE et de sa technique dans notre Occident — et des couvents qui se disent chrétiens — ne sont pas les derniers à l’accueillir — est un défi lancé aux chrétiens : sauront-ils répondre d’une manière chrétienne à cet important phénomène religieux ? C’est-à-dire de la manière dont les Pères de l’Église et les anciens moines ont réagi au défi tout analogue de la méthode contemplative des Néoplatoniciens (peut-être elle aussi influencée par l’Inde) en sachant y faire les discernements critiques nécessaires et, par une transformation totale, l’assimiler exactement comme ils firent pour les concepts de la philosophie grecque, en les utilisant pour exprimer les mystères trinitaire et christologique.

C’est ainsi qu’on peut chez Augustin (et ses innombrables successeurs — sans parler des Pères grecs) constater en termes exprès une méditation s’élevant à la transcendance divine : « Car c’était cet homme qui bondissait (transiliens) dans un dépassement insatisfait de tout le terrestre et comme l’aigle, s’élevait par-delà toutes les nuées qui couvrent la terre… et atteignait à une certaine pure clarté, au Verbe de Dieu auprès de Dieu » (En. in Ps 61, n. 18). Mais comment parvient-on à ce « bond par-dessus la muraille » (comme dit le Ps 18, 30) ?

Augustin sait, avec les Platoniciens, que le mystérieux chemin va vers l’intérieur, que le recueillement dans la simplicité de l’âme est le premier pas nécessaire ; mais, comme chrétien, il connaît l’immense danger qui guette celui qui voudrait en rester là. « Je scrutais mon esprit : et ici il est à craindre qu’on reste prisonnier en son propre esprit et qu’on ne bondisse pas… Et je dis : maintenant je commence. Alors je m’arrachai aussi à moi-même. Ici il n’y a plus de danger, car demeurer en moi-même, c’était là le danger. » (En. in Ps 78, n. 9-12.)

Dieu est au-delà de toute expérience (de soi-même) ; seul « le bond au-delà de la foi (Excessus) » (dira Bonaventure avec les Pères grecs) parvient à le toucher. Avec de multiples nuances, la tradition spirituelle a décrit ce chemin propre à l’authentique méditation chrétienne, depuis le temps des Pères, à travers les mystiques du Moyen Âge jusqu’à Marie de l’Incarnation et Fénelon. Les connaissons-nous encore ou voulons-nous ne plus les connaître ? Ce qui est spécifiquement chrétien ne nous choquerait-il plus ? Ou avons-nous perdu la force spirituelle pour une refonte critique, celle qui caractérisait nos pères et qui est toujours indispensable, quand il s’agit de la pénétration chrétienne dans un phénomène culturel et en même temps religieux. C’est là que se fera la décision : la Providence, face à l’actuel combat (agonia) des chrétiens, tournera-t-elle son pouce vers le haut ou vers le bas1 ?

Tout d’abord, comprenons bien que les méthodes orientales de méditation ne peuvent pas être séparées d’une certaine conception du monde. Elles furent conçues et développées pour arriver à des fins pratiques, qui dans cette « Weltanschauung » (vision du monde) apparaissaient comme les voies du salut pour l’homme perdu dans le monde et fourvoyé loin des réalités divines. En tant que méthodes, elles sont à tel point dominées, et pour ainsi dire imprégnées, par le but à atteindre, qu’on ne peut qu’admirer leur logique et leur adaptation à la fin cherchée.

Il n’est pas essentiel de différencier ici les diverses expressions de la religiosité orientale (brahmanisme, bouddhisme, samkhya, hindouisme, etc., comme aussi les différentes formes du bouddhisme) ; ce qui importe est cet arrière-fond commun qu’elles partagent — ceci dit en simplifiant — avec les mystiques de l’hellénisme tardif et en partie aussi avec celles de source musulmane. On peut dire qu’elle est l’expression ultime et la plus raffinée de la tentative de l’homme naturellement religieux pour échapper à la prison de ce monde borné et à son existence terrestre dans l’espace et le temps, qui n’a évidemment rien de divin, afin — comme le dit Paul — « de chercher Dieu, pour Le découvrir si possible à tâtons et Le trouver » (Ac 17, 27).

Ce désir naturel de s’évader du fini dans l’espoir d’atteindre l’infini est si profondément ancré dans le cœur humain, qu’il est « inquiet jusqu’à ce qu’il repose en Toi » ; selon Augustin. On ne doit donc pas — comme fait Karl Barth — l’accuser aussitôt de titanisme et de construction de tour de Babel, d’entreprise présomptueuse pour prendre le ciel d’assaut par ses propres moyens et s’emparer de « l’expérience » du « divin » et de l’absolu.

Sans doute ce péché originel et personnel de titanisme surimprimera bientôt l’escalade mystique du trône de Dieu et il sera très difficile dans le concret de séparer ces deux sphères ; ce qui dans une telle méthode provient du simple désir de Dieu de la créature et ce qui est impatience et présomption de vouloir cueillir soi-même le fruit de l’arbre de vie. Dans ces inventions culturelles de l’homme rien n’est a priori tout à fait pur de cette démesure orgueilleuse (hybris) ; aussi la méfiance des Pères de l’Église à l’égard de toute la culture non chrétienne était justifiée et tout particulièrement lorsqu’ils lui empruntaient des éléments.

La façon et la mesure dans laquelle « Nature » et « Péché » peuvent interférer fait ressortir aussi à quel point les méthodes de méditation mises en question témoignent du besoin de l’homme de sortir du monde pour trouver Dieu. Ce besoin fait regarder l’état fini de créature comme une aliénation, un déchet de l’absolu : il interprète l’être, qui n’est qu’analogue, de la créature comme l’antithèse de l’Être vrai et absolu, par conséquent une pure apparence au travers de laquelle il faut passer ou, si l’on s’obstine à désigner le contingent comme « étant », on devrait alors qualifier l’absolu de « non-être » (Nirvana). Le fini doit dépasser ses limites, les nier, les abandonner derrière soi pour s’unir à l’absolu. L’obtention pratique de ce dépassement (transcendance) est la raison d’être de toutes les méthodes orientales de méditation.

C’est en ce sens qu’elles sont païennes, plus exactement post-païennes, d’une période du paganisme où l’illusion naïve de dieux personnels qui entrent en relation avec l’homme, comme ses protecteurs ou ses alliés et qui peuvent être influencés par des pratiques de prières (souvent magiques) a disparu ; seuls demeurent encore en présence ce monde du pur fini et le pur infini.

Ainsi radicalisée, cette situation impose, si l’on veut vraiment franchir le fossé, une solution aussi radicale, que le bouddhiste conséquent accepte : la négation du monde pour gagner « Dieu ». Le monde « Samsara », retour éternel et maudit des mêmes choses, de la « soif » toujours entretenue (tsna, la chrétienne « concupiscence ») dont l’apaisement par des biens finis ne peut qu’éveiller une soif nouvelle, plus pernicieuse — dans cette vie et dans toutes celles qui succéderont. C’est la « soif » même qui doit être niée et dépassée dans une complète « absence de passion » à l’égard de tout ce qui est du monde.

Ce que la religiosité païenne arrivée à ce stade ne sait pas et ne peut pas savoir, c’est que ce n’est pas le fini qui se meut vers l’immuable infini, mais bien le Dieu vivant d’Abraham, Isaac et Jacob qui, par pure grâce, s’est mis en route vers l’homme perdu dans ce monde fini. Le « Dieu inconnu » qui apparaissait comme la « contradiction » du monde, dévoile en face de Moïse son nom mystérieux et, dans cette rencontre, il s’engage dans une alliance avec le peuple qu’il a choisi. C’est Lui qui fonde l’Alliance ; mais du fait qu’un tel lien existe maintenant, il n’y a plus de raison pour qu’une contradiction (du péché, non pas de l’être) règne entre Dieu et l’homme ; il peut exister une parenté, qui à partir de l’Alliance conclue révèle aussi la parenté du créé avec le créateur, du fini avec l’infini.

C’est alors que tout simplement se renverse — déjà en Israël — le sens et, avec lui, la méthode de la méditation. Ce que la méditation (sans doute encore rudimentaire mais pourtant authentique) de l’Ancienne Alliance (cf. Ps 119) a pour contenu, c’est tout ce qui vient de Dieu à l’homme : instructions et commandements de Dieu, ses miséricordes et jugements (qui sont admirables et dignes d’adoration), ses hauts faits déjà manifestés et les promesses de ceux à venir : c’est à l’intérieur de tout cela que vit le pieux fidèle confondu de reconnaissance. Le don de Dieu est si grand, il comble à un tel point, que la pensée de se dépasser pour parvenir à Dieu (pour atteindre à « l’immortalité ») reste encore étrangère à l’Israël classique : Dieu n’a-t-il pas dressé sa tente au milieu des tentes du peuple !

Toutefois ce mouvement de Dieu ne s’achève — au-delà de tous les pressentiments du désir humain — que dans « l’Incarnation » de son Verbe. Non seulement par là Dieu s’est mis définitivement du côté de l’homme et ne parle plus au-dehors ou au-dessus, mais en s’adressant par un « Tu » humain comme à un interlocuteur, il peut maintenant faire connaître dans le langage de l’existence humaine tout entière la profondeur de sa divinité — son éternel amour. Cela jusqu’à la « folie de la croix » qui lui commande de prendre sur lui l’abandon de Dieu et d’enlever le péché-contradiction de Dieu, pour ensuite par-delà la mort, en ressuscitant, répandre dans les cœurs son Esprit divin, nous faisant pressentir dans la foi l’ultime mystère de Dieu : sa Trinité ; mystère qui ne pouvait être révélé autrement que par cette incarnation du Fils envoyé du Père par l’Esprit […].

L’Incarnation signifie ici la plus haute réalisation concrète de l’amour, elle signifie — comme les innombrables commentaires du Cantique des Cantiques le répètent sans se lasser au cœur de la théologie catholique, dernièrement encore l’œuvre d’Erich Przywara l’a développé de façon magistrale — le temps des « Noces », mais qui a son centre sur la Croix, où le Christ se laisse percer par la lance du péché du monde (en son centre, du péché dans l’Église), pour donner au monde (en son centre à l’Église, qui tient le calice) les sacrements de son corps : l’eau et le sang.

C’est dans le saisissement de cet « admirable échange » (comme disent les Pères), dans cet irréversible fait historique et catégorial – que « l’on voit, entend et touche » — et là seulement, selon Jean, que se révèle toute la profondeur du « Verbe de Vie ». Là seulement aussi, dans la réconciliation eucharistique, que l’Église — et en elle chaque chrétien — participe à la fécondité salutaire de la Parole divine pour le monde. Une Église qui ne serait pas « Sacrement pour le monde » (mais ce n’est que sur la Croix, qu’elle est cela) aurait cessé d’être l’Église du Christ.

La contemplation chrétienne — l’exemple des saints nous le montre — est un étonnement sans fin, une immersion dans les mystères de la « Nouvelle et éternelle Alliance », non pas l’étonnement d’un spectateur au théâtre, mais l’admiration de celui qui se tient au milieu du drame divin et prend part au jeu.

La contemplation dans l’Eucharistie et la Croix ne peut donc se contenter d’éprouver une émotion au sujet d’un événement qui concerne quelqu’un d’autre ; elle doit être un saisissement intérieur au vu de ce qui se passe, comme le montre celle qui est l’image première de « l’Église immaculée, catholique » : la Mère et l’Épouse debout au pied de la croix. C’est ici, et nulle part ailleurs, que doit se tenir le contemplatif chrétien, dans la lumière de cet événement qui attire tout à lui — les « Noces de l’Agneau » (Ap 19, 7) — tout le reste peut alors devenir sujet de méditation : la vie terrestre de Jésus dans tous ses détails, l’histoire entière du salut […].

Adoration, action de grâces, intercession, offrande de soi-même pour l’œuvre salutaire de Dieu, participation intérieure à cette œuvre — se laisser prendre et consumer enfin par le feu divin du brasier sacrificiel de la Croix — ce sont là les dimensions existentielles et toujours nouvelles de la méditation chrétienne.

Le sérieux de ce saisissement, s’il est vécu d’une façon vraiment chrétienne, peut conduire aux ténèbres de la « nuit des sens et de l’esprit », c’est-à-dire à la participation toute donnée à la déréliction du Crucifié, laquelle est à cent lieues de la nuit apparente où le méditant non-chrétien croit voir, dans son voyage astronomique vers l’absolu, la silhouette des choses finies s’effacer ! Ce dernier n’abandonne en fait que ce qui ne lui importe pas. Mais le Fils et celui qui est digne de souffrir avec lui, est abandonné de celui de qui tout dépend, de ce Dieu, dont l’accomplissement de la volonté est « ma nourriture ». Il meurt de faim d’aimer, par la privation de l’Amour.

Toute la tradition de la méditation chrétienne, pour autant qu’elle est authentique, tourne autour du resplendissement de l’amour éternel de la Trinité qui se révèle dans l’événement du Christ. Qui connaît Augustin — ses sermons, son commentaire de Jean — sait aussi qu’avec le « dépassement » cité au début, il ne pense à rien d’autre qu’à l’illumination johannique de l’amour absolu à travers ses manifestations historiques, qui en sont inséparables […].

L’Église, dans sa totalité avec tous ses membres, est « re-née » dans le mystère du Christ. Elle ne peut orienter et valoriser le monde dans son ensemble à partir d’aucune autre base que celle-là, car elle est, dans tous ses membres, configurée à l’unique Christ. Après avoir dit cela, Paul poursuit : « Mais j’ai bien peur que — à l’exemple d’Ève qui se laissa séduire par l’astuce du serpent — vous ne laissiez vos pensées (vos méditations) se corrompre loin de la simplicité due au Christ : en effet si le premier venu vous prêche un autre Jésus que celui que nous avons prêché, ou bien si vous accueillez un esprit différent de celui que vous avez reçu, ou un autre Évangile que celui que vous avez accueilli, vous le supportez fort bien » (2 Co 1, 3 ss).

Ce qui est recommandé ici avec insistance à la communauté tout entière, doit être dit d’une façon toute particulière à ceux qui sont appelés à représenter réellement, à travers le temps, l’Église, avec Marie au pied de la croix et les saintes femmes : les religieux et religieuses et parmi eux spécialement les contemplatifs. Car « l’office » de Marie embrasse tout le domaine ecclésial, y compris la charge de Pierre. Sa mission est d’être l’associée du Christ dans la contemplation, d’assurer la prière d’intercession en son nom.

Aussi il ne pourrait être infligé à l’Église de blessure plus intime et plus mortelle que si les Ordres venaient à abandonner le poste exposé de sa méditation, qu’ils ont à pratiquer en tant que représentants de toute l’Église et du monde, et se retiraient à l’abri du vent dans une méditation non-chrétienne pour s’y donner du bon temps. Cette défection ne pourrait pas être autrement qualifiée que de trahison à l’égard de l’amour crucifié de Dieu, et puisqu’il s’agit là de l’amour incarné, d’adultère, dans un sens bien plus odieux que lorsque ce mot atteignait la Synagogue. Israël n’avait pas réalisé qu’il vivait dans un état de péché grave, jusqu’au jour où un prophète lui en fit la brutale révélation.

A cela il faut ajouter que (selon les dires de maîtres expérimentés du zen) des chrétiens authentiques ne peuvent jamais enseigner une véritable méditation zen ; ils sont bien trop pénétrés par la grâce personnelle et par l’amour du Christ. Aussi bien le dilettantisme vraiment ridicule avec lequel on contrefait en Europe les méthodes asiatiques — en quelques heures, chrétiens et Européens veulent faire l’apprentissage de ce que les Asiatiques acquièrent par des années d’exercice — que le mélange charlatanesque de pseudo-zen avec toutes sortes de pauvretés sans consistance, de dynamique de groupe psychanalytique (comme les méditations par la peinture ou autres semblables conceptions hors de sens) ne feraient que sourire si, devant la perte de valeurs substantielles de l’Église, la trahison portée dans la citadelle la plus intérieure de cette même Église, on ne devait pas plutôt se voiler la face de honte.

Certes, « Eve » est toujours prompte à se laisser séduire, surtout lorsque le serpent présente son « Nouvel Évangile » sous le manteau de l’assimilation culturelle, ou que l’on construit une passerelle entre Çankara et Eckhart, entre Jung et Jean de la Croix ; même un Merton et les Bénédictins à Bangkok et au Bangalore ont tenté de trouver un équilibre sur une telle poutre branlante ! Il n’a pas manqué non plus d’autorités chrétiennes pour vanter une méditation orientale, de laquelle ils prétendaient avoir chassé le paganisme pour en faire un instrument neutre utilisable pour tout genre de méditation. Mieux que n’importe qui, Jacques Albert Cuttat2 a montré avec autant de clarté que d’intuition à quel point cela est à la fois possible et impossible.

Il est vrai, nous l’avons montré en commençant, toute méditation trouve un fondement naturel dans le désir de Dieu, inné dans la créature ; mais autre chose est de laisser s’achever sur ce fondement l’édifice de Dieu ou de l’utiliser comme un toit contre ce qui vient d’en haut. Il est vrai aussi que la mystique non-chrétienne a toujours, à travers les siècles, fécondé la spiritualité chrétienne, mais quand cette influence était correctement assimilée, comme un « défi » qui suscitait la réponse spécifiquement chrétienne : pensons par exemple encore une fois à la forme mûre de la piété augustinienne, une fois sortie de la coquille néoplatonicienne.

Et c’est encore vrai que la mystique chrétienne s’est quelquefois servi du langage de la pensée et de l’expérience non-chrétienne pour exprimer, avec discernement, un contenu chrétien ; c’est le cas, qui va loin, chez Eckhart, le cas du « Nuage de l’inconnaissance » si souvent mal interprété, et aussi de Jean de la Croix. Le petit ouvrage de Raymond Lull : « Le livre de l’ami et de l’aimé » en est un exemple type (mais quand Gœthe imite Hafiz3, c’est bien Gœthe qui écrit ; lorsque Lull utilise le langage soufique, il parle foncièrement en chrétien).

À part tout cela, il y a toutefois les dangereux syncrétistes, qui pensent que « tout provient du même fonds » : le Bouddha souriant et l’abandonné de Dieu mourant avec un cri terrible ne seraient en fin de compte que des formes apparentes de la même profondeur de l’être. Il n’en est rien : la Croix, la Résurrection et l’Eucharistie du Christ ne peuvent être additionnées ou portées en compte avec rien d’autre ; et, au sein de la singularité de la relation Christ-Eglise, c’est tout le reste qui doit être critiqué et relativisé.

Jean-Baptiste Metz a eu la réjouissante simplicité de demander aux Ordres d’aujourd’hui — à propos de leur propre définition — d’être « la thérapie de choc de l’Esprit Saint pour toute l’Église », le modèle « d’une existence dans l’Espérance aiguillonnée par l’Apocalypse »4. Face à cette exigence, ce qui se passe actuellement dans bien des couvents est une amère dérision. Considérée à la lumière du mystère chrétien et de l’engagement qu’il exige, cette occupation est tout à fait stérile. On s’occupe « d’hygiène de l’âme », parce que de tels exercices de vidage « font du bien » à un tel ; cette façon de voir est du pur égoïsme, elle est directement opposée au motif de la méditation chrétienne, telle que tous les saints l’ont connue et comprise : devoir et pouvoir se tenir là où cela « fait du bien » non pas à « un tel » mais au salut du monde entier, dans une prière de sécheresse et, si Dieu le veut, de délaissement.

Comme le montre très justement Metz, c’est là le point central, l’engagement à la suite du Christ qu’on attend des Ordres religieux. Mais le sel devenu fade peut-il retrouver sa saveur ? Le riche avec son égoïste sac d’argent ne passe pas à travers le trou d’aiguille de l’amour crucifié. On peut se demander si les techniques de méditations orientales ne sont pas une forme plus subtile et plus dangereuse de la richesse, du pouvoir et de la possession que l’argent. L’Écriture ne sait rien de tout cela, elle dit seulement « Bienheureux les pauvres en esprit », les mendiants à la porte de Dieu, qui y frappent et qui, lorsque la porte leur sera ouverte, seront accueillis comme les enfants du Père.

Notes

1Allusion à cette coutume des combats du cirque à Rome : l’empereur ou celui qui présidait tournait son pouce vers le haut ou vers le bas, selon qu’il décidait que le vaincu aurait la vie sauve ou serait mis à mort (N.D.L.R.).

2La Rencontre des religions, avec une étude sur la spiritualité de l’Orient chrétien, Paris 1957. Cf. aussi : Expérience chrétienne et spiritualité orientale, Paris 1967.

3West-Ostlichen Divan.

4Zeit der Orden ? Zur Mystik, und Politik der Nachfolge. Herder 1977.

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