Peut-on croire sans être crédule ?

Je peux croire de façon équilibrée ; je peux être crédule en prétendant croire, et ce, de façon déséquilibrée. Où se trouve le point d’équilibre ?

En simplifiant la réalité en quatre dimensions, le chrétien vit sa foi en tension dans un équilibre qui oscille

verticalement, entre le ressourcement spirituel de sa foi en Église (autorité de la parole de Dieu, sacrements, spiritualité) et l’engagement de témoignage de sa foi et de service dans la société.

et horizontalement, entre la compréhension réflexive de sa foi marquée par la rationalité et la théologie et l’expression personnelle et-ou publique de sa foi marquée par des sensibilités et ressentis plus ou moins émotionnels, à travers ses relations d’appartenance à une ou des cellules et réseaux d’Église.

Ce quadrillage n’a aucune pertinence anthropologique, ni même sociologique, mais il peut nous servir de repère pour mieux comprendre ceci : selon que je suis dans l’équilibre ou le déséquilibre, je suis plus ou moins perméable aux influences manipulatrices des personnes et des groupes. Examinons plus particulièrement l’ouverture aux situations de déséquilibre.

  • À partir de mes déséquilibres naturels, je peux être victime d’une manipulation par attractivité (hyper) qui me poussera dans un plus grand déséquilibre. Celui-ci se manifestera comme la dominante d’un de ces quatre aspects : mystiques cocoonantes, hyperactivité débridée, intellectualisme desséché, émotionalisme dégoulinant.
  • Je peux aussi me rendre accessible à une manipulation par faiblesse (hypo) due à l’absence de l’une ou l’autre de ces dimensions.

Jusque-là, rien que de très normal, et ce schéma pourrait être proposé dans un cadre totalement laïque : certaines personnalités sont plus sensibles aux aspects spirituels ou actifs, également avec une dominante plus intellectuelle ou plus émotionnelle. Mais pourquoi le chrétien tombe-t-il si souvent dans le piège de la crédulité ? Il semblerait qu’il possède un handicap supplémentaire, dû à sa démarche de foi. Une foi qui est adhésion personnelle à la personne de Jésus, et qui inclut toutes ses facultés. Mais l’abandon à Dieu par la foi, qui le place dans une dimension de réceptivité, l’amène aussi à une certaine passivité. Il est donc moins entraîné à la dimension active du savoir. C’est pourquoi il est aussi plus accessible aux croyances, à leur impact et à leur pathologie, la crédulité.

Exerçant habituellement la vertu de foi, il est plus influençable par des réalités supposant une attitude de croyance, et il est moins enclin à faire appel à une réflexion de l’ordre du savoir. Dans le cas de contact avec des personnes ou des groupes manipulateurs, il pourra tomber dans la crédulité, où la dimension de passivité qui s’attache à toute forme de croyance est aggravée. Il glissera plus facilement dans une spiritualité de la dépendance, sollicité par des groupes à forte connotation émotionnelle, sentimentale, fidéiste, groupes ou réseaux débranchés d’une assise rationnelle suffisante. Car il est facile d’appartenir, mais difficile d’être autonome.

Que de pièges dans la recherche de la vérité, et dans la mise en œuvre d’une foi équilibrée ! Pour mieux les déceler, il nous faut donc examiner plus profondément le rapport entre le savoir, la croyance, la foi, et la crédulité, voire la superstition. On comprendra mieux ainsi qu’une spiritualité de l’autonomie peut contrebalancer utilement les effets délétères d’une spiritualité de la dépendance, et nous protéger des manipulations.

I — L’APPROCHE DE LA VÉRITÉ

1. PAR L’ACQUISITION DU SAVOIR SELON LE MODÈLE SCIENTIFIQUE

La cognition, qui désigne l’ensemble des processus mentaux se rapportant à la connaissance, englobe une multitude de fonctions du cerveau : le langage, la mémoire, le raisonnement, l’apprentissage, l’intelligence, la résolution de problèmes, la prise de décision, la perception ou l’attention. Les processus cognitifs permettent à̀ l’individu d’acquérir, de traiter, de stocker et d’utiliser des informations ou des connaissances. Ils se distinguent des processus mentaux qui se rapportent à la fonction affective.

Rappelons qu’une preuve, c’est ce qui conduit l’esprit à̀ admettre de façon indubitable et contraignante la vérité d’une proposition, par la démonstration ou par l’expérience. Une connaissance qui rend raison d’elle-même n’a pas à faire l’objet d’une croyance. Il n’y a pas lieu de croire si l’énoncé est accompagné de preuves vérifiables qui le fondent ou qui le justifient. Si je « sais » qu’une chose existe, je n’ai plus besoin d’y « croire ». Ainsi un Dieu dont l’existence serait prouvée ne serait plus objet de foi, mais de démonstration rationnelle ou de physique. On connaît à ce propos la phrase de Pascal « La foi est différente de la preuve ». De même ce que je vois, je n’ai pas besoin de le croire. Ainsi si je suis devant ma fenêtre et que je vois tomber la pluie, je ne dirai pas « je crois qu’il pleut » mais « il pleut » : constat de réalité́. J’émets une supposition, à laquelle un certain nombre d’éléments me poussent à̀ accorder crédit. Mais cette recherche de l’objectivité scientifique se trouve placée aujourd’hui en étau entre le dogmatisme et l’incertitude.

Entre scientisme tout-puissant…

« Si la science a une situation unique dans un édifice éventuel de la vérité, c’est qu’elle est à nos yeux la pierre de touche et le modèle de la vérité. Toute vérité, pensons-nous, devrait être sinon de science, du moins comme la science ». La science ne nous permet-elle pas de relever les défis ancestraux de la vie et de la mort : nous sommes « au seuil d’une maîtrise exaltée des phénomènes de la vie ». Grâce aux progrès des sciences cognitives et des neurosciences, ne sommes-nous pas « près d’entrevoir ce que sera une science véritable du psychisme supérieur » ?

Ce sont ces conquêtes et ces triomphes qui semblent légitimer la prétention de la science à affirmer la supériorité du savoir scientifique sur toutes les autres formes de savoir. Tout pousse la science et l’homme de science « à écraser de mépris toute démarche qui n’a pas traversé la clarification qualitative d’une discipline scientifique ».

Cette attitude a un nom : le scientisme, dérive ou idéologie de la science — « sorte de monisme de la vérité scientifique » — selon laquelle seul ce qui peut être établi scientifiquement est vrai, objectif et valable, alors que le reste des discours humains n’a rien à voir avec la vérité. Paradoxe fermement souligné par Ricœur (1) : la science n’a pu se constituer et s’imposer qu’en luttant contre l’autorité de la théologie, « le pouvoir clérical du vrai » (à cet égard l’affaire Galilée garde une signification symbolique).

Or la science semble aujourd’hui avoir oublié sa vocation libertaire pour céder à cette déviation passionnelle du dogmatisme, qui menace toute procédure de vérité.

… et fragilité de l’incertitude

La prétendue certitude dont s’est parée la science cache cependant une incertitude autrement plus profonde. Derrière la façade orgueilleuse d’une science exerçant une manière de domination absolue sur l’histoire de l’humanité́ pourrait bien se dissimuler une inquiétude sourde qui la ronge. « La science contemporaine comporte l’incertitude en son centre ».

Si nous prenons le cas de la physique, tous les grands physiciens du siècle qui vient de s’écouler s’accordent sur la profondeur de ce qui constitue, dans leur domaine, un séisme épistémologique, une véritable révolution de la pensée. Tous partagent ce sentiment que le réel ultime leur échappe, que la plupart de leurs certitudes – sur le temps, l’espace, la matière – s’effondrent. Deux grands physiciens contemporains écrivent à ce propos : « Les physiciens contemporains font tous, sans exception, l’expérience de cet agnosticisme d’un genre nouveau : la réalité n’est pas connaissable : elle est voilée, et destinée à le rester ».

Que ce soit dans le domaine de l’infiniment grand ou de l’infiniment petit – des atomes aux étoiles et aux galaxies – les lignes frontalières qui bordent notre réalité́ reculent. D’où̀ le constat : il existe des limites à la connaissance. Quelque chose nous échappe. Et donc, à la clarté a succédé l’obscurité. Des fondements que l’on croyait sûrs et exemplaires sont devenus problématiques.

Sur le plan pratique, les scientifiques contemporains se heurtent aux applications, aux conséquences pratiques de leurs découvertes et ont pris douloureusement conscience qu’elles enveloppent « une question éthique virtuelle : que ferons-nous d’une telle puissance sur la vie et sur l’homme ? » Les scientifiques se trouvent alors placés devant une responsabilité, celle de prendre des décisions pratiques, voire politiques ou militaires.

Nous voici parvenus aux antipodes du scientisme. Faut-il pour autant en tirer un constat d’échec ? Ricœur répond fermement par la négative. Sur le plan pratique, les craintes suscitées par les développements de la science sont salutaires, car elles nous ouvrent à la conscience éthique de notre responsabilité. Sur le plan théorique, l’incertitude qui travaille la science contemporaine est éminemment libératrice. Ce qu’elle nous enseigne, c’est que le modèle de la vérité scientifique doit renoncer à s’imposer au détriment d’autres plans de vérité tout aussi respectables. La science doit renoncer à̀ son hégémonie et accepter d’autres discours que le sien sur la réalité. Il nous faut reconnaître la pluralité des ordres de vérité. « Au niveau de la vie concrète d’une civilisation, l’esprit de vérité est de respecter la complexité des ordres de vérité ; c’est l’aveu du pluriel ». (2)

2. PAR LA MISE EN OEUVRE DES CROYANCES

2a. Définition de la croyance

La notion de croyance n’appartient pas au vocabulaire spécialisé de la philosophie, ni à celui des sciences humaines au sens large. Elle est présente dans la langue courante, aussi bien sous la forme du substantif que sous celle du verbe (croire, verbe d’usage si courant qu’il finit par revêtir un sens totalement vague, comme celui de penser), et cet emploi si fréquent du terme semble présupposer l’évidence de sa signification.

Or il apparaît dès l’examen que nous nous heurtons à̀ ce qu’on peut appeler l’énigme ou le mystère de la croyance. Dans son acception la plus générale, le terme croyance désigne une disposition, une propension de l’esprit qui porte un individu, singulier ou collectif, à donner son assentiment à une représentation ou à un é́tat de choses, et ce en l’absence de certitude attestée par l’existence d’une preuve, ce qu’on pourrait résumer par la formule de Kant « principe d’assentiment subjectivement suffisant, mais objectivement insuffisant ».

Il s’agit d’une position intellectuelle où l’esprit va viser un objet, mais ceci d’une manière spécifique, selon des modalités qui lui sont propres. L’élucidation du sens de la croyance exige alors de montrer en quoi consiste la spécificité de cet acte parmi les autres opérations de l’esprit (ainsi croire n’est pas savoir).

Premier élément : le tenir-pour-vrai. C’est ce qui constitue le noyau de la croyance. Croire, c’est toujours pour l’esprit donner son adhésion, accorder sa confiance à une proposition ou à un énoncé́ qui revêt pour lui valeur de vérité : croire que p, c’est croire que p est vrai. « La certitude est, à proprement parler, ce qui constitue l’un des aspects essentiels de la croyance » (Éric Weil, Logique de la Philosophie).

Second élément : s’il s’agit toujours pour l’esprit de donner son assentiment, celui-ci s’opère cependant selon un mode particulier. La croyance en effet réside dans un mode spécifique de consentement au vrai : tenir pour vrai sans raisons contraignantes. Ce dernier élément : l’absence de preuves constitue un critère de différenciation capital permettant de distinguer la croyance d’autres attitudes mentales. Rappelons qu’une preuve, c’est ce qui conduit l’esprit à admettre de façon indubitable et contraignante la vérité d’une proposition, par la démonstration ou par l’expérience. Une connaissance qui rend raison d’elle-même n’a pas à faire l’objet d’une croyance.

Troisième élément : c’est que l’acte mental que constitue la croyance est indissociable d’un acte de langage. C’est le langage, en tant que capacité d’exprimer linguistiquement ses pensées, qui forme l’élément de toute croyance. Certes, un individu peut avoir toutes sortes de croyances sans jamais les exprimer ni les communiquer. Si certains individus sont si expansifs qu’ils tendent à dire tout ce qu’ils croient, d’autres ne le disent jamais. Reste que le meilleur moyen de savoir ce qu’un individu croit est encore d’écouter ce qu’il dit. La croyance tend toujours à̀ s’exprimer dans un énoncé linguistique, qu’il soit du type de l’assertion, de l’ordre, de l’assentiment… En ce sens croire que p, c’est être disposé à dire que p.

2b. Degrés et modalités de la croyance

Il existe en effet des degrés de la croyance, degrés qui concernent aussi bien son aspect subjectif que son aspect objectif. L’aspect subjectif concerne les degrés d’engagement du sujet dans sa croyance, de même que les degrés de certitude de la conscience. L’aspect objectif concerne le degré de réalité́ s’attachant à l’objet de la croyance, c’est-à-dire à la chose qu’on considère comme vraie ou comme réelle.

Soulignons d’abord qu’il y a dans la croyance des différences d’intensité. Il y a des croyances faibles et des croyances fortes. Nous voyons ici l’équivocité de la croyance, puisque le même verbe : croire, est employé à la fois pour signifier l’aveu d’une conjecture ou d’une opinion en proie aux nuances et au doute (« je crois qu’il fera beau demain », « je crois que la guerre durera » ou à l’inverse « je crois que la guerre se terminera dans quelques jours ») et une profession de foi, un engagement solennel (« je crois en toi mon Dieu »). Comme le remarque Régis Debré dans Le feu sacré, dans la croyance-conjecture, le je du locuteur compte moins que l’objet de la conjecture (les incertitudes de la météo dans notre premier exemple). Il en va de même dans la croyance-opinion. Par contre, dans la croyance-profession de foi le je fais corps avec ce qu’il croit. « Quand on dit « je crois en Dieu », on n’annonce rien de nouveau sur Dieu mais on s’annonce à soi-même et aux autres ». Croire que, dans la croyance-conjecture ou opinion, c’est souvent une manière de dire que l’énoncé de ma croyance est aléatoire, provisoire, que je pourrais facilement changer d’avis. Croire que, c’est une façon de ne pas savoir, une façon d’affirmer l’incertitude. Au plus haut degré, dans le croire en que constitue la foi religieuse, le sentiment de certitude est très fort, voire invincible. La foi véritable exclut le doute. Elle entraîne une adhésion de la personne toute entière, un abandon confiant. L’assentiment y est inconditionnel et sans réserve.

La croyance est paradoxale, puisqu’elle est en même temps certitude subjective absolue et absolue incertitude objective. Le croyant est persuadé de ce qu’il croit, mais il manque de raisons contraignantes pour justifier ce qu’il croit. Nous constatons donc que la croyance occupe une position intermédiaire entre savoir et non-savoir. Elle n’est pas savoir ; nous croyons parce que et quand nous ne savons pas. La croyance ne se réduit pas pour autant au non-savoir, car le non-savoir est toujours privation. La croyance quant à̀ elle est toujours puissance d’affirmation. D’emblée, la croyance semble donc disqualifiée par rapport à̀ la connaissance ou au savoir véritable. Face au champ de la connaissance, l’absence de preuves apparaît nettement comme un handicap. Face à la prétention de la vérité « scientifique » quel rôle autre que subalterne la croyance pourrait-elle jouer dans la connaissance, puisqu’elle n’apporte rien qui pourrait la garantir ? (3)

3. PAR L’ACCÈS À LA FOI

Quelle est donc la différence entre la croyance et la foi ? Nous allons essayer de répondre en deux étapes, la première concernant la foi humaine, l’autre la foi théologale.

3a. Accepter de mûrir vers l’attitude de foi 

Tout être humain est porté à croire à quelque chose, ses sens, la science, la liberté, son meilleur ami, son banquier, son curé, son journal, son parti. On ne peut survivre sans un minimum de croyance, croire en la vie ou en quelque aspect de la vie fait partie de tout humain vivant. Mais la croyance peut être crédulité, ou elle peut être une foi.

La crédulité, c’est la croyance naïve, qui n’a pas été éprouvée ou exercée, la croyance de l’enfant ou du fidèle qui croit tout ce qu’on lui dit sans réfléchir (la foi du charbonnier). La crédulité, c’est l’étape première et inévitable de la vie pour s’intégrer dans une société, où il faut une confiance totale dans les valeurs transmises. Puis vient une seconde étape à l’adolescence, où la crédulité se change en son contraire, la non-crédulité. C’est le temps où on remet tout son passé en question, où on se révolte, où on envoie promener toute forme d’autorité.

Dans une troisième étape, la crédulité du début, qui est la croyance dans son aspect de confiance inconditionnelle, est maintenue mais cette fois, purifiée, éclairée, éprouvée par les déceptions, les conflits et les limites de la vie survenus au cours des années. On entre ainsi dans une ère où on sait pour l’avoir expérimenté ce qu’est la vie. On est mûr pour la foi. En ce sens, avoir la foi n’a rien à voir avec la religion. C’est être passé à travers ses émotions, les avoir vécues et reconnues et intégrées, pour ensuite les dépasser et non les refouler. Tout cela rendu possible par cette confiance de base en la bonté de la vie. Parce que j’ai vécu des choses, je les connais. On peut toujours réfuter mes opinions, mais on ne peut ébranler mon expérience. Je sais ce que sont la perte d’êtres aimés, la trahison, l’abandon, le désespoir. Je le sais dans mon corps, dans mon être. Et parce que je l’ai vécu, cela est devenu moi-même et je ne puis le perdre. Je ne connais que ce que j’ai expérimenté. Je ne sais que ce que j’ai vécu.

On peut ainsi analyser l’entrée dans une attitude de « foi » (qui n’est pas encore la foi théologale) comme un dépouillement des croyances humaines. La foi, c’est ce qui reste quand tout a été ébranlé. C’est maintenant inébranlable justement parce que cela a été ébranlé en tous sens. La foi ne peut être qu’inébranlable, autrement, ce n’est que de la croyance. L’apprenti a besoin de devenir un maître, l’enfant a besoin de mûrir. Aussi, ne peut-on perdre la foi s’il y a cette confiance de base de l’enfance. Elle se raffermit de plus en plus avec les épreuves. Ce que l’on perd, ce sont les croyances appuyées sur les dires d’autrui. La foi, c’est aussi ce qui reste quand tout a été perdu, et pour vraiment atteindre le niveau de la foi, il faut non seulement consentir à perdre tout ce qui est perdable, mais il faut aussi en avoir beaucoup perdu. C’est la statue qui émerge après que tout l’inutile a été enlevé du bloc de marbre. La foi, dans son aspect de confiance, c’est la certitude que tout est possible, alors qu’il n’y a aucune raison de le croire, qu’il n’y a même l’évidence que du contraire. C’est voir au-delà du défini et du limité, pour percevoir tout ce qui se cache de possibilité. C’est aimer ce qui est possible. (4)

3b. La foi théologale comme réponse à l’amour de Dieu.

Au-delà de cette attitude humaine de confiance et de foi, venons-en maintenant à la foi théologale qui s’épanouit lors de la rencontre avec le Dieu vivant. Elle est un don de Dieu (en ce sens, elle ne part pas d’en bas, mais vient d’en haut), elle est le fruit d’une rencontre personnelle où Dieu s’est fait connaître à nous. Nous allons citer ici Benoît XVI.

À l’origine du fait d’être chrétien, il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et par là son orientation décisive… Comme Dieu nous a aimés le premier, l’amour n’est plus seulement « un commandement », mais il est la réponse au don de l’amour par lequel Dieu vient à notre rencontre.

La foi constitue l’adhésion personnelle – qui inclut toutes nos facultés – à la révélation de l’amour gratuit et « passionné » que Dieu a pour nous et qui se manifeste pleinement en Jésus Christ ; la rencontre avec Dieu Amour qui interpelle non seulement le cœur, mais également l’esprit : la reconnaissance du Dieu vivant est une route vers l’amour, et le oui de notre volonté à la sienne unit intelligence, volonté et sentiment dans l’acte totalisant de l’amour. Ce processus demeure cependant constamment en mouvement : l’amour n’est jamais « achevé » ni complet.

Le chrétien est une personne conquise par l’amour du Christ et donc, mû par cet amour, il est ouvert de façon concrète et profonde à l’amour pour le prochain. Cette attitude naît avant tout de la conscience d’être aimés, pardonnés, et même servis par le Seigneur, qui se penche pour laver les pieds des Apôtres et s’offre lui-même sur la croix pour attirer l’humanité dans l’amour de Dieu.

Toute la vie chrétienne est une réponse à l’amour de Dieu. La première réponse est précisément la foi comme accueil, plein d’émerveillement et de gratitude, d’une initiative divine inouïe qui nous précède et nous interpelle. Et le « oui » de la foi marque le début d’une histoire lumineuse d’amitié avec le Seigneur, qui remplit et donne son sens plénier à toute notre existence. Mais Dieu ne se contente pas que nous accueillions son amour gratuit. Il ne se limite pas à nous aimer, mais il veut nous attirer à lui, nous transformer de manière profonde au point que nous puissions dire avec saint Paul : ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi.

Quand nous laissons place à l’amour de Dieu, nous devenons semblables à lui, nous participons de sa charité même. Nous ouvrir à son amour signifie le laisser vivre en nous, et nous conduire à aimer avec lui, en lui et comme lui ; ce n’est qu’alors que notre foi devient vraiment opérante par la charité et qu’il prend demeure en nous.

La foi, c’est connaître la vérité et y adhérer ; la charité, c’est « cheminer » dans la vérité. Avec la foi, on entre dans l’amitié avec le Seigneur ; avec la charité, on vit et on cultive cette amitié. La foi nous fait accueillir le commandement du Seigneur et Maître ; la charité nous donne la béatitude de le mettre en pratique. Dans la foi, nous sommes engendrés comme fils de Dieu ; la charité nous fait persévérer concrètement dans la filiation divine en apportant le fruit de l’Esprit Saint. La foi nous fait reconnaître les dons que le Dieu bon et généreux nous confie ; la charité les fait fructifier. (5)

II — PIÈGES, DÉFORMATIONS,
PATHOLOGIES

Dans la seconde partie de cet exposé, nous allons tenter une approche complémentaire en mettant à disposition des éléments de réflexion. D’abord, une analyse de la crédulité, une pathologie attachée à la croyance et à la foi, comme l’ombre à son personnage. Ensuite, un regard sur quelques terrains psychologiques propices à la manipulation possible des croyances et de la foi. Puis, une réflexion fondamentalement catholique sur la superstition, et sur le rêve d’une foi chimiquement pure. Enfin, au regard de l’accompagnement des personnes touchées par les dérives sectaires, des éléments de discernement sur une spiritualité de l’autonomie.

4. LA CRÉDULITÉ, UNE PATHOLOGIE DE LA CROYANCE ET DE LA FOI

Le substantif « crédulité », comme l’adjectif « crédule » qui lui correspond, est porteur d’une connotation péjorative. La crédulité est stigmatisée comme un défaut, comme une inclination qui confine à la bêtise. Il est difficile de la rapprocher d’une qualité, telle que la disposition à faire confiance aux autres. Ainsi « crédule » évoque d’emblée des adjectifs plutôt dépréciatifs tels que naïf, simple d’esprit, voire sot, dupe, davantage que des adjectifs mélioratifs comme confiant ou candide.

Nous définirons la crédulité comme la disposition ou la propension qui pousse un esprit à croire trop facilement, trop hâtivement ou sans examen critique. La crédulité apparaît ainsi comme le risque que court toute croyance, une pathologie du croire qui tient au fait que la dimension de passivité qui s’attache à toute forme de croyance y est aggravée. La dimension de passivité de la croyance réside d’abord dans son caractère non fondé en raison. En congédiant la preuve, la croyance se place dans l’impossibilité d’avancer des motifs rationnels. Par là, croire revient toujours à accepter la possibilité d’être trompé. Ce qui peut aboutir à un abandon de l’esprit critique. Le philosophe Alain dira : une forme de somnambulisme, une manière de dormir les yeux ouverts. La crédulité serait ainsi une trop grande docilité, une trop grande soumission à l’autorité.

Concernant la crédulité, la première question à poser est : qui est crédule ? Quels sont ceux qui croient aveuglément ? Réponse : c’est toujours l’autre que soi : le primitif, l’enfant, les femmes, les hommes des époques précédentes, que nous semblons ainsi maintenir à un stade antérieur de l’humanité. C’est d’abord bien sûr le cas des enfants. Nous les adultes aimons souligner leur crédulité. Ainsi évoquer l’innocence des enfants n’est pas autre chose que faire référence à leur crédulité (croyance au père Noël, à la cigogne qui apporte les bébés).

Comme l’enfant, le « primitif », soutient le sociologue, possède une mentalité prélogique : il est indifférent à la contradiction ; participative : encore mal dégagé du monde, il ne trace pas avec précision la limite entre le moi et le non-moi ; et mystique : il croit en des puissances occultes. D’où sa docilité, et sa capacité à accepter les croyances les plus étranges et les plus absurdes. Comment par exemple peut-on croire au totémisme ? Traiter une espèce animale, ou même végétale, avec une vénération qui relève de la zoolâtrie ? D’où une vision linéaire et progressive de l’évolution de l’humanité : le primitif sortirait peu à peu de l’enfance et entrerait dans l’âge adulte en se débarrassant de la crédulit́é. Celle-ci ne relèverait alors que d’une attitude irréfléchie, mal dégrossie et pour tout dire puérile. Pourtant, la réalité n’est pas si simple ni binaire.

Car la crédulité est bien une attitude de tous les temps et de tous les pays. Tant que l’humanité existera, il existera des esprits crédules (assez crédules, par exemple, pour croire aux ovnis, au monstre du Lochness ou tout simplement aux horoscopes). Parce qu’il y a des crédules, il y aura toujours des imposteurs, des « marchands de sommeil » selon l’expression d’Alain, pour exploiter la crédulité des premiers : charlatans, faussaires, dupeurs, trompeurs professionnels, manipulateurs… Voilà ce qu’écrit à ce propos l’historien Paul Veynes :

« La candeur est la vraie responsable des mensonges, il y aurait moins de fabulateurs s’il y avait moins de naïfs ». Quand je mens en effet je promets la vérité et je demande à l’autre de me croire sur parole. Je table donc sur sa crédulité puisque j’attends de lui un acte de foi. Cela revient à dire « crois à ce que je dis comme on croit à un miracle ».

Soulignons qu’il existe tous les degrés dans la crédulité – depuis le « je te crois les yeux fermés », « y croire dur comme fer », jusqu’à ce qu’Octave Mannoni propose d’appeler « une crédulité consciemment cultivée » — comme il existe tous les degrés dans l’imposture – depuis la blague de potaches et le canular, jusqu’à l’exploitation politique de la crédulité populaire, et à la manipulation gourouïsante de la crédulité spirituelle.

On pourrait ajouter qu’à l’inverse de la crédulité, l’incrédulité est la disposition d’un esprit rétif à l’accueil des croyances : il refuse qu’autrui lui donne à croire quoi que ce soit. Quand l’incrédulité est poussée à̀ l’extrême elle devient une pathologie de la croyance sur le mode du défaut, du manque. Dans une autre optique, la jalousie est une forme d’incrédulité́, c’est un refus maladif de la confiance.

Enfin, il faudrait également distinguer l’incrédulité́ du désenchantement. Le terme est emprunté à̀ Max Weber qui le considère comme un des signes majeurs de nos sociétés. Il s’agit d’une tonalité affective relevant à la fois de la lucidité désabusée et de la mélancolie qui est devenue aujourd’hui matière d’un véritable concept des sciences sociales. Le philosophe Marcel Gauchet liera ce désenchantement à ce qu’il appelle « l’éclipse du religieux ». Nos sociétés sont devenues des sociétés laïques, des sociétés « d’au-delà du religieux ». Nos croyances religieuses sont devenues privées, elles ne possèdent plus désormais que le statut de simples opinions individuelles. Elles ne structurent plus l’espace public. La conséquence, c’est que les hommes d’aujourd’hui ont perdu le sentiment fort d’appartenir à une communauté, à une totalité, comme c’était le cas des hommes des socié́tés religieuses. Ils ont perdu également l’élan vital qui leur permettait de faire confiance, d’adhérer. L’être d’un monde désenchanté est un individu de la croyance faible, de la croyance amoindrie. (6) On constate pourtant que la pathologie de la crédulité et de la superstition ne fait que métastaser comme un véritable cancer.

5. LES TERRAINS PROPICES À LA MANIPULATION

5a. La paresse intellectuelle conformiste

Savoir exercer son esprit critique est une chose qui s’apprend, qui s’exerce. La croyance elle est plus passive et plus irréfléchie. L’inertie du mental fait que la paresse peut engourdir l’intelligence, de sorte qu’au lieu d’avoir en tête des idées justes, solidement fondées en raison, nous entretenons par habitude des idées confuses et qui n’ont pas vraiment de justification. L’habitude maintient le mental dans des ornières dont il ne sort pas facilement. Il faut une singulière vivacité d’esprit, un étonnement vivant, une continuelle curiosité intellectuelle pour que l’intelligence soit toujours éveillée. Sinon, elle risque de prendre ce qui est seulement familier pour ce qui est évident, de prendre ce qui est habituellement entendu pour ce qui est intellectuellement recevable. Bref, de croire dans des préjugés de manière stupide et irréfléchie. C’est la paresse intellectuelle qui favorise le conformisme des idées reçues, ce conformisme que nous n’osons pas mettre en cause parce que nous nous comportons soit en poltrons – parce que nous n’osons pas penser par nous-même — ou en perroquet de l’opinion – parce que nous prenons l’habitude de répéter ce qui se dit. Le conformisme, c’est une forme de croyance où l’intelligence s’est endormie dans l’habitude.

5b. Le besoin de croire pour se rassurer

Si je ne cherche qu’à me rassurer, je suis par avance prêt à accepter tout ce qui assure mon confort intellectuel, ce qui veut dire satisfaire mes désirs, donc très souvent à me payer des illusions. La connaissance est là pour m’éclairer. Elle n’est pas là pour me réconforter. Dans l’ordre du vrai, il ne s’agit pas de « positiver » à tout prix mais de regarder les choses en face. Si on veut seulement positiver, le besoin de croire prend tout son empire, ce qui ouvre la porte à la crédulité. La crédulité se satisfera avec un horoscope qui vous prédit un avenir merveilleux, avec des conseils psychologiques qui flattent l’amour-propre, des romans à l’eau de rose, des slogans qui vous diront que vous êtes quelqu’un de merveilleux (comme consommateur bien sûr). Le besoin de croire à tout prix comble d’aise le charlatan qui fait bon marché de la crédulité humaine. Le besoin de croire fait tourner le commerce de l’illusion et perdurer l’illusion ; ce qui n’est pas sans conséquence, car l’illusion plonge l’esprit dans l’errance et créer le terrain de la souffrance.

5c. Le fanatisme qui possède la vérité

Le fanatique lui, sort du doute par un saut aveugle dans la foi. Là où le sceptique rumine ses doutes, en restant prostré, lui se dope à la fébrilité d’une foi qui ne doute de rien. Il a le regard halluciné de celui qui possède la vérité absolue et entend l’imposer par tous les moyens, y compris par la force. Tout l’inverse du regard rentré, éteint, du sceptique qui ne voit plus de vérité nulle part. Son adhésion à la croyance est massive, inconditionnelle, étroite, dépourvue de tout esprit critique. C’est la passion de celui qui est persuadé de posséder la vérité et non pas passion de celui qui la cherche, ni l’humilité de celui qui sait que la vérité ne lui appartient pas en propre. Le mental fanatique est porté à donner des réponses brutales, tranchées, sommaires, catégoriques. Le fanatique pense entièrement dans la dualité et une dualité rigide, manichéenne : il y a le bien/mal, le chrétien/païen, les élus de Dieu/damnés, le peuple musulman/le grand Satan occidental, les courageux/lâches, la droite/gauche etc. Derrière la pensée fanatique, il y a d’abord une rigidité mentale. Le fanatique ne parvient pas à s’ajuster à la compréhension d’une situation neuve, complexe ; il applique un schéma brutal, sans parvenir à nuancer son interprétation. Il pense de manière manichéenne et il s’auto-justifie dans la grandiloquence morale bardée de principes qui ne devraient pas connaître d’exception, comme si la règle devait tomber comme un couperet sans discussion possible.

5d. La superstition qui cherche des signes

Un esprit superstitieux voit partout des signes avant coureurs de ses propres attentes, il voit la confirmation de ses craintes, il voit partout le reflet de ses peurs. Un esprit inquiet ou angoissé cherche des signes. Il interprète de manière délirante la réalité. Dans l’adversité, il faut que les hommes cherchent de quoi se rassurer, quel que soit le prix de la croyance ; ils ont tendance à repenser le cours des choses suivant leurs propres desseins. « Si en effet, pendant qu’ils sont dans l’état de crainte, il se produit un événement qui leur rappelle un bien ou un mal passés, ils pensent que c’est l’annonce d’une issue heureuse ou malheureuse et pour cette raison, bien que cent fois détrompés, l’appellent un présage favorable ou funeste » (Spinoza). La superstition prolifère sur le terrain de la peur. La peur engendre une pensée irrationnelle et c’est cette pensée irrationnelle qui finit par faire en sorte que les hommes, « quand ils interprètent la Nature, découvrent partout le miracle, comme si la nature délirait avec eux ». (7)

En milieu chrétien, ce type de fausse attitude spirituelle prolifère et métastase dans toute une partie du « peuple de Dieu ». Elle peut être transmise par l’éducation. Ou entretenue et stimulée par les fausses révélations ou apparitions. Ou dopée par les soirées « miracles et guérisons ». Les piqûres de rappel sont proposées sous des formes diverses : revues apparitionistes mensuelles, rassemblements charismatiques périodiques. Tout est fait pour maintenir les accros du Dieu Sensationnel au niveau de flottaison permettant aux sangsues financières de se nourrir…

6. LE RÊVE D’UNE FOI PURIFIÉE DE TOUTE SUPERSTITION

Pour illustrer l’impossibilité de congédier facilement la crédulité et la superstition, on peut citer un exercice pratique de Jean Guitton, dans son livre « Rue du Bac » (8). À propos de la médaille « miraculeuse » que la Vierge Marie a montrée à Catherine Labouré, il cherche à montrer comment l’usage de cette médaille peut devenir une superstition. Pour cela, il conduit une réflexion sur la difficulté à délimiter la frontière entre foi, dévotion, et superstition : Pour un esprit désireux de pureté comme il est tentant de penser qu’on a purifié la foi en la délivrant des bandelettes de la dévotion, de la superstition populaire ! écrit-il.

= Je dirai d’abord qu’on appelle superstition la forme de religion ou de culte qu’on ne partage pas. Ainsi, un protestant devant une procession du Saint-Sacrement aura l’impression d’un culte superstitieux. Inversement, le culte qu’ont des fidèles réformés pour l’Écriture, l’idée que, dans la Bible, Dieu nous parle sans intermédiaire, apparaît aux catholiques une conception frôlant la superstition. Un objecteur de conscience tiendra le salut au drapeau pour superstitieux, magique… D’une manière plus générale, on peut dire que toutes les fois que nous détachons la lettre de l’esprit qui l’anime, cette lettre isolée et sans âme nous paraît être « de trop » : aliénante, superstitieuse. Il est facile de tourner un poète en ridicule (Corneille, Hugo, Lamartine, Claudel) en citant un de leurs vers détaché du contexte, privé de la circulation sanguine qui lui donne sa vie et sa consistance. Nous avons tous le malicieux pouvoir de changer en superstition toute lettre dont nous négligeons ou dont nous condamnons l’esprit. « Allons, enfants de la Patrie, le jour de gloire est arrivé ! »… Ce chant entendu hors d’une cérémonie, privé d’assentiment, de sursaut et d’exaltation, semble vain et rhétorique. Les vers : « Qu’un sang impur abreuve nos sillons ! », si on le détache du contexte premier ou du sentiment qui nous lie à la patrie, serait insupportable de cruauté. Ainsi, est superstitieux tout acte, tout geste, tout texte que j’ai préalablement détaché de son milieu mental, de l’attitude d’esprit et de coeur qui le porte et l’éclaire. Pour un athée des temps modernes, le système catholique des sacrements, où un élément parfois infime (ce pain azyme, cette goutte de vin) se charge d’un sens éternel et sacré, porteur d’une réalité profonde, ontologique, infinie — est inacceptable. Il peut lui sembler « magique », indigne de l’homme raisonnable.

= Allons plus avant : je dirais qu’est superstitieux tout acte qui détache le moyen de la fin ; qui, à la limite, transforme le moyen en fin. Si je fais un pèlerinage pour me rendre au tombeau d’un saint, dans l’idée d’être plus proche d’un être que je conçois comme un intercesseur auprès de Dieu, mon acte n’est pas en soi entaché de superstition. Ce pieux voyage n’est qu’un moyen grave (jadis très dur, très périlleux) qui me rapproche d’un ami de Dieu, ou d’un lieu visité par un ami de Dieu. S’il s’agit d’aller à Jérusalem, de « délivrer Jérusalem », ce voyage m’incorpore au site où Jésus est mort. Mais ce moyen peut être aisément pris pour une fin. Le voyage, l’itinéraire, l’expédition deviendront alors les seules fins de mon action, le but religieux n’étant plus alors qu’un moyen. Inversion dangereuse, que les Croisés n’ont pas évitée.

Nos actes religieux les plus authentiques sont menacés de superstition, dès lors que nous subordonnons leur fin à ce qui est seulement moyen. Serait superstitieux celui qui verrait dans l’acte de la prière un procédé pour faire fortune, comme les anciens païens pour qui la religion consistait à « charmer » les dieux, à les mettre à leur service par des formules, des amulettes, des sacrifices d’animaux. C’était alors une inversion de la religion, puisque la divinité était conçue comme liée par le rite magique, mise en condition par une technique. Le fond de la religion est au contraire de se donner à la divinité, sans intérêt — contre tout intérêt, à l’exemple d’Abraham, le père de la foi.

= Allons plus loin encore ; décrivons l’acte superstitieux dans ce qu’il présente de plus absurde, d’immoral. C’est lorsque l’acte que je pose veut obtenir un secours qui me serait utile pour violer une loi morale. Par exemple si, avant d’aller voler, je demande secours à la Madone ; si je fais dire une messe pour favoriser une requête que je sais injuste. Pascal reprochait aux casuistes des raisonnements de ce genre, par exemple lorsque certain d’entre eux enseignait qu’en cas de grande fatigue, on était dispensé du jeûne, « même si cette fatigue venait d’avoir poursuivi une fille ».

L’excès de toute casuistique est de raisonner sur la seule lettre : nous appelons cela, de nos jours, le juridisme. Alors on oublie l’esprit qui a inspiré cette lettre. Pascal, dans ses attaques contre les jésuites, s’est exercé sur ces scandales. Sa neuvième Provinciale porte même sur la « dévotion à la Sainte Vierge ». Il définit la superstition frauduleuse, disant qu’elle offre le salut par des pratiques (par exemple, porter sur soi un rosaire, ou bien une image de la Sainte Vierge) « de quelque manière qu’on ait vécu ». Il ajoute, montrant bien qu’il ne désapprouve pas la dévotion mais son abus, que « les dévotions à la Vierge sont un puissant moyen pour le salut ». Ce qu’il désapprouve, c’est qu’elles puissent entretenir les pécheurs dans leurs désordres.

= Ces définitions étant posées, il est aisé de voir comment l’usage de la « médaille » de la rue du Bac peut devenir une superstition. Il n’y a qu’à cesser de l’assumer en hauteur, de la rattacher à Dieu ; alors on risque de la transformer en « chose », en « objet », et de lui prêter, comme dit le dictionnaire Robert, un effet « occulte et automatique ». Mais il est clair que la frontière de la religion, de la dévotion, de la superstition est difficile à tracer, puisque, comme je l’ai dit, tout acte religieux devient « superstitieux » aux yeux de qui le regarde sans croire. Comme il est délicat de délimiter ces trois domaines de foi, de dévotion, de superstition !

7. POUR UNE SPIRITUALITÉ DE L’AUTONOMIE

En complément à une réflexion sur la crédulité et la superstition, il faut souligner les phénomènes d’emprise qui maintiennent en état de dépendance excessive. C’est un domaine spécifique, malheureusement ignoré par beaucoup. On l’appréhende par le contact avec des personnes qui se sont retrouvées impliquées dans des dérives sectaires. Elles mettent au jour un type de relations qui entraîne une dépendance pathologique des personnes concernées. Sans même aller jusqu’aux dérives sectaires, cela peut aussi intervenir dans un cadre institutionnel classique (famille, entreprise, association, église), ou dans les relations entre deux personnes (par exemple : prêtre/fidèle, maître/disciple, thérapeute/patient). La relation produite provient de la rencontre entre une personne (A), manipulatrice perverse, et une autre (B) marquée par un certain état de faiblesse, de crédulité, de superstition, ou un terrain psychologique propice comme mentionné précédemment. Soulignons de plus que (A) peut souvent être un groupe à forte connotation émotionnelle, sentimentale, fidéiste, groupe ou réseau débranché d’une assise rationnelle suffisante.

Il s’agit, d’une façon ou d’une autre, d’une relation entre deux ou plusieurs personnes, dans laquelle l’une des personnes prend le contrôle sur l’autre, en la convainquant totalement de son omnipotence, et ce quelle que soit l’idée soutenue – même si à la base, on retrouve toujours la promesse d’une transformation. Ce phénomène s’accompagne presque toujours d’un abus émotionnel ou spirituel d’une intensité plus ou moins forte. Comme l’a signalé Ronald Enroth à propos d’une étude qu’il a réalisée auprès des communautés évangéliques, « si l’abus physique a tendance à laisser des marques sur le corps, l’abus spirituel et pastoral laisse des marques dans l’esprit et l’âme […]. La perversion de pouvoir à laquelle se livrent ces églises « abusives » tend à diviser et à briser les familles, en encourageant auprès de leurs membres une dépendance pathologique vis-à-vis du leader et en créant, en définitive, une grande confusion spirituelle dans la vie des victimes ».

Quelles sont les lignes directrices qui peuvent nous aider à différencier une spiritualité qui vise l’autonomie des autres méthodes qui visent la soumission et le contrôle d’autrui ? Voici quelques points ouverts à la réflexion, qui aideront peut-être les familles et les personnes engagées dans ces relations à examiner de manière plus approfondie la qualité du lien créé.

  1. Une spiritualité de l’autonomie respecte la liberté des individus et est attentive à leurs différences, tandis que l’autre extrême se caractérise par l’exigence d’une soumission inconditionnelle et une obéissance aveugle.
  2. Une spiritualité de l’autonomie respecte le rythme de chacun, aide à réfléchir calmement avant de prendre une décision, tandis que l’autre extrême se caractérise par la pression imposée dans la prise de décisions et l’intolérance à l’égard des différences ou des critiques.
  3. Une spiritualité de l’autonomie encourage à se poser des questions et à parler des convictions de manière claire, tandis que l’autre extrême élude les questions et dissimule les doctrines ou les pratiques aux personnes étrangères au groupe.
  4. Une spiritualité de l’autonomie vise l’intégration avec la famille et le milieu d’origine, tandis que l’autre extrême impose une rupture ou une déconnexion émotionnelle du monde.
  5. Une spiritualité de l’autonomie permet aux individus d’abandonner le système, tandis que l’autre extrême se caractérise par des menaces ou des contraintes émotionnelles qui empêchent tout abandon.
  6. Une spiritualité de l’autonomie propose de répondre aux besoins spirituels, tandis que l’autre extrême fait la part belle à l’exploitation et au parasitisme en guise de modes de fonctionnement habituels.
  7. Une spiritualité de l’autonomie prévoit une série de principes et de doctrines qu’il est possible de remettre en question avec des personnes extérieures, tandis que l’autre extrême se caractérise par l’infaillibilité des doctrines, le sentiment de persécution extérieure et le refus de la critique ou l’intimidation de ceux qui formulent des critiques.
  8. Une spiritualité de l’autonomie comprend que le monde est complexe et qu’il n’existe pas de réponse unique, tandis que l’autre extrême se caractérise par un « self » fondamentaliste qui nie le changement et l’incertitude par l’intermédiaire d’un projet simplificateur.
  9. Une spiritualité de l’autonomie peut admettre l’utilisation de l’argent, mais il s’agit généralement d’un moyen soumis à des normes éthiques, tandis qu’à l’autre extrême l’argent est un objectif en soi, qui échappe à toute directive éthique.
  10. Enfin, une spiritualité de l’autonomie a tendance à encourager la symbolisation, la créativité, l’ouverture des relations aux autres et l’engagement social, tandis que l’autre extrême se caractérise par un attachement au refuge psychique collectif, une diminution des capacités de symbolisation et une destruction de la créativité, dans la mesure où c’est contraire au fondamentalisme inhérent à la relation sectaire. (9)

P. Dominique Auzenet
décembre 2016

Notes

En raison de mon activité pastorale et du manque de temps pour lire et travailler qu’elle entraîne, j’ai choisi d’utiliser un certain nombre de sources dont je donne les références à travers les notes suivantes.

(1) Cette double tendance de la science contemporaine se trouve soulignée dans un article de Paul Ricœur (philosophe français décédé en 2005) in Histoire et vérité (1955), « La différenciation des ordres de vérité », dont des extraits sont cités en petites capitales.

(2) http://www.philoflo.fr/resources/La + double + tendance + de + la + science + contemporaine.pdf
Je remercie Mme Florence Grumillier pour son site www.philoflo.fr, et pour son autorisation à en utiliser certains articles dans cette réflexion.

(3) http://www.philoflo.fr/resources/LA + CROYANCE. pdf

(4) Placide Gaboury. Essayiste, professeur, peintre et pianiste professionnel canadien (1928-2012). Il fut jésuite de 1949 à 1983. Une dizaine des livres écrits entre 1972 et 1990 sont dédiés à la pensée du courant New-Age, reprenant ses grands thèmes de prédilection. Mais en 1990, il prend ses distances avec ce courant qu’il dénonce alors, comme « une foire spectaculaire, un marché aux évasions » où les adeptes seraient « empêtrés dans des recettes de pacotille ». Sa vision de la spiritualité lui fait dire que « toute croissance implique une souffrance » et que « les gens du New-Age sont de grands bébés qui veulent atteindre au bonheur sans souffrance ».

(5) Benoît XVI, Message pour le Carême 2013, citations épurées des références bibliques. 

(6) http://www.philoflo.fr/resources/UNE + PATHOLOGIE + DE + LA + CROYANCE. pdf

(7) Placide Gaboury. Leçon 70, croyance et vérité

(8) Jean Guitton, « Rue du Bac », Éd. SOS, 1979 (chapitre 7)

(9) Miguel Perlado. Psychologue (COPC). Psychothérapeute (FEAP). Psychanalyste (SEP/IPA). Membre de l’International Cultic Studies Association (ICSA). Président de l’Association ibéro-américaine pour la recherche sur les abus psychologiques (AIIAP). Coordinateur du groupe de travail sur les dérives sectaires du Collège officiel de psychologie de la Catalogne (COPC). Miguel Perlado gère les sites internet spécialisés (en espagnol) EducaSectas (www.educasectas.org) et HemeroSectas (www.hemerosectas.org).

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