Spiritualité, new age et ayahuasca

Article du Point, par Olivier Hertzel (7/11/22).

Rossart, paisible hameau des Ardennes belges, avec un ciel si gris qu’il faut lui pardonner, aurait dit Jacques Brel. Quelques maisons de pierre se dressent le long de la Grand’Rue déserte. Sur le trottoir, nous engageons la discussion avec Tarek*, un jeune Libanais, la voix traînante et le regard perdu :
– « Tu as déjà essayé ?
– Non, répond Tarek*. J’espère que cela va m’aider. »

Son espoir s’appelle « ayahuasca », une décoction hallucinogène préparée à partir de plantes et utilisée dans les rituels chamaniques de communautés indigènes d’Amazonie. Ses plus fervents promoteurs n’hésitent pas à ranger cette potion au rayon « médecine », sorte de panacée thérapeutique et spirituelle. Ici, à 150 km de Bruxelles, bien loin des traditions de la jungle amazonienne, ce breuvage verdâtre est un produit illicite, car il contient de la diméthyltryptamine ou DMT, un puissant psychotrope. La loi belge est claire : « L’importation, l’exportation, le transport, la détention et la vente de la DMT constituent des infractions pouvant être punies d’un emprisonnement de trois mois à cinq ans et/ou de lourdes amendes », précise un représentant du Centre d’information et d’avis sur les organisations sectaires nuisibles (CIAOSN) à Bruxelles.

La législation est peu ou prou la même dans toute l’Europe, avec toutefois quelques appréciations ambiguës dans certains pays comme l’Espagne. Malgré le risque judiciaire, ce 20 octobre, dix personnes – dont quatre Français – sont attendues à Rossart pour participer à une retraite clandestine de trois jours. Sous une fausse identité, nous nous sommes invités à ce rassemblement avec l’intention de suivre et d’enregistrer la cérémonie nocturne de l’ayahuasca.

Business du trip

L’événement est organisé par Inner Mastery – la « maîtrise intérieure » ! Cette entreprise, en apparence ordinaire, est en fait une véritable multinationale des drogues psychédéliques, régnant sur le business du « trip » dans toute l’Europe et une partie de l’Amérique latine.

Alberto Varela, fondateur d’Inner Mastery

Elle a été créée en 2013 par Alberto Varela, mélange d’homme d’affaires et de maître spirituel d’origine argentine et vivant aujourd’hui en Espagne. Quelques années plus tôt, l’individu avait passé 14 mois en prison pour possession de drogue… 40 kg d’ayahuasca. Basée à Madrid, sa firme, Inner Mastery, est une entreprise tentaculaire. Elle s’est spécialisée dans le développement personnel sous psychotropes. Selon des données internes difficilement vérifiables, elle serait présente dans 25 pays et aurait rassemblé plus de 70 000 participants.

Outre la Belgique, elle organise des « retraites d’évolution intérieure » dans ses maisons ou plutôt ses « épicentres » – dans le jargon interne – situés en Allemagne, Irlande, Italie, Suisse, Pays-Bas, Malte, Roumanie, Turquie, Finlande, Suède, Norvège, ainsi qu’au Mexique, en Colombie ou en Uruguay. Avant la crise du Covid et ses confinements, Inner Mastery louait également des appartements à Paris via Airbnb pour des sessions express où les participants fumaient du bufo, autre hallucinogène aux effets instantanés, sécrété par la peau d’un crapaud. Comme l’ayahuasca, il contient la molécule interdite, le DMT.

Ces indélicatesses avec la loi, n’empêche pas pour autant l’organisation d’Alberto Varela de planifier ces séjours de shoots psychédéliques. Les épicentres semblent juste bouger ou se volatiliser au gré des changements de législation, des descentes de police et des saisies. Celui d’Eersel, près d’Eindhoven aux Pays-Bas, a fermé en 2019 à la suite d’un raid des forces de l’ordre en pleine retraite. Des membres du groupe ont été interpellés. Quelques semaines plus tôt, un homme de 31 ans, d’origine hongroise s’était suicidé après avoir quitté le lieu en état de panique, en plein trip sous iboga, encore une drogue hallucinogène au menu d’Inner Mastery. « Des descentes ont eu lieu en Allemagne, en Suisse, en Italie, en Belgique. Mais cela ne les empêche pas toujours de reprendre les retraites », confie au Point Esther*, une ancienne « facilitatrice », le nom donné aux personnes travaillant dans les épicentres.

Ces séjours attirent toujours davantage de candidats avec la promesse d’un « épanouissement dans son plus haut potentiel », « de transcender ses limitations », « de transformer sa souffrance en vie ». Ce, grâce à une
« technologie de transformation » qui combine « des méthodes évolutionnaires, conscientes et thérapeutiques » aux « outils traditionnels amérindiens les plus avancés. » N’en jetez plus. Le commerce d’Inner Mastery : un gloubi-boulga new age abscons, mi-spirituel, mi-thérapeutique, combiné à des drogues hallucinogènes connues pour leur pouvoir de soumission chimique des esprits.

Dérives sectaires

En France, selon nos informations, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) a reçu quelques signalements sur les agissements de cette société. Le psychothérapeute espagnol Miguel Perlado, spécialiste des questions d’endoctrinement, et fin connaisseur du groupe depuis ses débuts, confirme les craintes : « De mon expérience avec d’anciens membres, j’observe une soumission progressive, l’annulation de l’analyse critique, une vénération du fondateur Alberto Varela et du groupe, une tendance à l’éloignement et à la rupture familiale, qui s’accompagnent d’une rupture des intérêts personnels ou professionnels, des signes d’endoctrinement idéologique et une dépendance anxieuse à l’égard de l’organisation. » Pour Perlado, Inner Mastery est surtout à classer au rayon dérives sectaires. Plus grave encore, l’expert rapporte que dans des conditions d’états de conscience altérés par les psychédéliques, les situations d’abus moral et sexuel pourraient être facilitées.

Pour bien comprendre le fonctionnement de l’organisation, revenons à la retraite clandestine en Belgique. Quelques jours avant le début de cette retraite, nous échangeons par e-mail et par téléphone avec Étienne*, le représentant français d’Inner Mastery. Le propos est confus et ponctué de phrases toutes faites : « On accompagne des personnes qui sont dans le processus d’évolution intérieure […] On ouvre un espace à l’intérieur de nous, pour partager ce qui nous arrive […] L’ayahuasca va nous montrer l’endroit dans lequel on se trouve à l’intérieur de nous en ce moment. »

Intrigué, nous l’interrogeons sur le pouvoir de la fameuse potion destinée à lutter contre notre supposée dépression sévère. En résumé, pour lui, toute notre vie, depuis l’enfance, serait l’objet d’un conditionnement social nous conduisant immanquablement à l’échec total. Celui-ci se manifesterait par une dépression, une addiction, un mal-être, une insatisfaction… C’est là que l’ayahuasca entre en piste. Elle permettrait d’atteindre la racine du problème, « pour découvrir le mensonge que tu vis comme une vérité dans ta vie », assène Étienne. La mécanique d’endoctrinement est lancée.

La minute qui suit, nous n’avons plus qu’à passer au paiement en ligne et à remplir un vague questionnaire sur notre état de santé : « prenez-vous des traitements psychothérapeutiques ? », « avez-vous des allergies. »,
« buvez-vous de l’alcool ? » Aucune vérification ne sera faite, aucun examen médical. 48 heures avant le séjour, nous recevons par e-mail l’adresse de l’épicentre belge, tenue secrète jusque-là. Le rendez-vous est donc fixé à 18 heures au numéro 9 de la Grand’Rue à Rossart à seulement quelques kilomètres du commissariat de Bertrix.

La carte de la bienveillance

À peine entré dans la demeure, c’est un véritable bombardement d’amour qui nous attend. Chez Inner Mastery, pas de poignées de main, mais des accolades si chaleureuses qu’elles prennent des allures de câlins ambiguës. La scène se répète tout au long de cette soirée avec certains participants et facilitatrices. Tout le monde semble tellement gentil, souriant. L’impression de faire partie d’une communauté bienveillante s’installe. Les membres de l’équipe sont à leur poste : l’un se consacre à la cuisine, un autre au ménage. Étienne est chargé de l’entretien préparatoire de chaque participant français à la cérémonie d’ayahuasca.

Ce tête-à-tête qui se déroule à l’écart du reste du groupe est surtout l’occasion de vanter les bienfaits supposés des autres drogues proposées sur place. « Le bufo, c’est une connexion directe avec la partie spirituelle. Cela a essentiellement à voir avec le mental », assure notre hôte. Bien sûr, tout cela n’est pas inclus dans le tarif du séjour. Le prix de base de 230 euros par jour comprend l’hébergement, le repas et la cérémonie nocturne d’ayahuasca. Pour chaque « expérience » supplémentaire, le participant devra se délester de 150 euros, tarif unique qu’il s’agisse de bufo, de San Pedro – de la mescaline, substance hallucinogène extraite d’un cactus – ou de kambo.

Le « vaccin de la jungle »

Ce dernier produit est issu de la sécrétion d’une grenouille amazonienne. Il est déposé au niveau de petits points de brûlures effectués sur l’épaule avec la pointe d’un bâton chauffé afin que la substance active traverse la peau et rejoigne la circulation sanguine. Ce pseudo-remède ne produit, lui, pas d’effets hallucinogènes. Étienne le présente comme le vaccin de la jungle : « Le kambo fait un reset de tout le système immunitaire. » Il serait efficace contre la maladie de Lyme, la maladie d’Alzheimer et même les cancers.

Si aucun travail scientifique ne vient appuyer ses dires, une étude publiée en avril dans Toxicology Reports confirme par contre qu’il est responsable d’intoxications aiguës avec des effets indésirables graves, potentiellement mortels : tachycardie, vomissements, diarrhées, essoufflement soudain, troubles neuropsychiatriques, crise d’épilepsie… Le kambo peut également causer des dommages rénaux, pancréatiques et hépatiques. Pour le vaccin de la jungle, on repassera. Pourtant, aux personnes atteintes d’un cancer, Étienne recommande de faire trois sessions d’affilée car « le kambo fait un nettoyage jusqu’au niveau cellulaire… » Celui qui cède à l’insistance et aux allégations des facilitateurs verra vite le coût de sa retraite de trois jours dépasser le millier d’euros.

«Le premier club international d’évolution intérieure »

Sortez la carte bleue : Inner Mastery incite ses clients à consommer toujours plus de drogues, à participer à de nouvelles retraites. La firme propose aussi toutes sortes de produits et de services via une impressionnante nébuleuse d’entreprises consacrées au voyage, à la formation, au coaching, à la musique, aux podcasts : Entheos Planet, École Consciente, Académie Alverto, Ayahuasca travels, etc.

Il est même possible d’adhérer au BeInClub, « le premier club international d’évolution intérieure ». Il s’agit probablement du business le plus innovant d’Alberto Varela. Ses adhérents peuvent télécharger une application sur leur smartphone et convertir leur argent en InnerCoins (INC), la monnaie virtuelle de l’organisation. Avec ces INC, ils peuvent régler toutes leurs dépenses au sein d’Inner Mastery. La compagnie propose même des offres alléchantes.

« Pour 1 000 euros convertis sur l’appli, ils donnent 1 100 INC. Comme je voulais participer à plusieurs retraites, j’ai converti 2 000 euros. Ça m’a fait 2 200 INC », nous explique Victor*. Ce jeune Français de 20 ans a effectué sa première retraite à Barcelone l’été dernier. Séduit, il s’est rendu à Madrid pour une nouvelle retraite de trois jours en présence d’Alberto Varela et d’une cinquantaine de personnes. Deux jours plus tard, il dépensait ses InnerCoins parmi nous à Rossard dans de nouvelles sessions d’ayahuasca, de kambo et de mescaline.

Une monnaie interne

Ce système d’InnerCoins est plus que redoutable. Romain*, un infirmier français installé en Suisse, en a fait les frais. Impossible pour lui de récupérer les 4 500 INC, soit 4 500 euros. L’organisation refuse de les lui restituer. Ce n’est tout simplement pas prévu. Une fois l’argent converti, il doit être dépensé chez Inner Mastery. Or, Romain ne souhaite plus y dépenser un centime. Après une retraite de 14 jours sous ayahuasca, il a commencé à se sentir mal, mais sans s’en inquiéter. Puis il a enchaîné d’autres sessions de 3 jours, toutes les trois semaines environ. « Ils n’arrêtaient pas de me contacter pour me dire qu’ils m’attendaient tel week-end, qu’il fallait absolument que je les rejoigne. J’avais perdu tout discernement. » Jusqu’au jour où l’infirmier explose en vol et s’enfonce dans une profonde dépression : « Je n’ai pas pu travailler pendant plusieurs mois. » Quand nous l’avons contacté, il reprenait le dessus et envisageait d’attaquer Inner Mastery en justice pour récupérer son argent.

Retour en Belgique. Victor, lui, ne sait pas encore qu’il ne pourra pas récupérer son argent qu’il a converti en monnaie virtuelle. Pour le moment, il est plutôt enthousiaste. C’est l’heure de dîner. Dans le salon, les discussions vont bon train quand soudain, un Jésus athlétique d’environ 1,85 m, vêtu d’une chasuble en lin, cheveux longs légèrement ondulés qui tombent sur les épaules, s’installe à table. C’est digne d’une hallucination collective, pourtant personne n’a encore pris de drogue. Une version wallonne de la Cène. À la place de la couronne d’épines, une plume d’oiseau dépasse de sa crinière. La petite touche chamanique. C’est Elian, le fils du fondateur d’Inner Mastery, Alberto Varela.

Il est là pour guider la cérémonie d’ayahuasca. Direction le dernier étage, sous les toits. Dans la grande salle, chaque participant est assis sur un matelas. Elian est maintenant au fond de la pièce sur une banquette, avec, à ses côtés, deux jeunes facilitatrices. Devant lui, une sorte d’autel avec bougies, encens et un pot en métal contenant le breuvage.

La cérémonie débute par deux heures d’un interminable monologue d’Elian sur notre « processus intérieur. » D’une vacuité abyssale, il est difficile d’en résumer le propos. Extrait : « …On apprend beaucoup en étant seul. Mais on apprend plus dans cet espace partagé avec d’autres personnes qui avancent aussi sur ce chemin d’expansion de conscience… » Cela rappelle les pensées de son père affichées un peu partout dans la maison. Florilège : « L’avenir n’est pas celui à venir, c’est ce qui est déjà arrivé, attendant d’être reçu » ou encore « la nouvelle spiritualité est celle qui guérit l’exclusion à la racine ».

Elian Varela

Elian donne enfin la parole aux participants. L’un après l’autre, nos camarades de stage expliquent la raison de leur présence. Ils égrènent l’étendue de leurs souffrances psychiques. Des confidences intimes, souvent poignantes, mais aussi très inquiétantes.

Tarek, le jeune Libanais rencontré au début de la retraite, se montre suicidaire : « Je suis venu ici pour combattre mes pensées obscures. Je suis prêt à mourir dans une chambre d’hôtel. Mais je ne veux pas partir. Je veux rester encore. » Natacha*, une jeune femme aux cheveux violets, explique qu’elle n’en peut plus de se détester. Elle a envie de s’aimer, mais n’y parvient pas. Elle pleure. L’atmosphère est pesante. Arrive notre tour. Nous bottons en touche, prétextant une difficulté à évoquer ces sujets devant le groupe.

Tout le monde a parlé, il est temps de passer aux choses sérieuses et donner aux participants ce qu’ils sont venus chercher : l’ayahuasca. Chacun défile devant l’autel pour recevoir des mains d’Elian, un verre de ce jus très spécial. Le même verre pour tous. Là encore, nous inventons une excuse imparable pour échapper au rituel. Il nous faut rester sobre.

Pendant ce temps, les facilitatrices installent un seau en plastique devant chaque stagiaire. La pièce est plongée dans le noir et les hallucinations. La nuit va être longue.

Vomissements et diarrhées

À peine masqués par le bruit du tambour d’Elian, les premiers vomissements se font rapidement entendre, certains courent aux toilettes. Le pseudo-chamane avait prévenu. Cela peut sortir de tous les côtés… Des gémissements s’élèvent à notre droite. C’est Natacha. Dans l’obscurité, on distingue sa silhouette complètement crispée en position fœtale. Elle est de plus en plus agitée, en sanglots, lance des « cállate, cállate » (« tais-toi » en espagnol). Elle semble vivre un cauchemar.

Victor, lui, nous racontera plus tard qu’il a vécu un moment tellement magique qu’il ne comprenait pas comment Natacha, juste en face de lui, pouvait autant souffrir. Il a eu aussi des visions d’une entité surnaturelle avec laquelle il discutait dans sa tête.

Au bout d’une heure et tandis que les gémissements ne faiblissent pas, Étienne propose un « booster », le râpé, une poudre à base de tabac qu’il souffle violemment à l’aide d’une sarbacane directement dans les narines de ceux qui le souhaitent. Un peu plus tard, nouvelle tournée d’ayahuasca et symphonie de vomissements. Josianne*, une Française d’environ 55 ans, se lève et danse au milieu de la pièce. Il faut dire qu’Elian n’a de cesse de chanter et de jouer de la musique : tambour, flûte, guitare, harmonica… C’est entêtant et… insupportable. Vers 4 heures du matin, il balance sa playlist de chants grégoriens. C’est le coup de grâce. Il est temps de dormir. Retour au dortoir pour ceux qui le peuvent.

Au petit matin, les esprits embrumés par le manque de sommeil et les abus de substances tiennent bon. Une facilitatrice traverse le dortoir en culotte, direction la salle de bains. Il est environ 8 heures, les sessions de kambo vont bientôt commencer. Le moment est venu pour nous de plier bagage et de nous éclipser. Rossart est toujours aussi paisible. La Grand’Rue toujours déserte. Le ciel, toujours aussi gris et triste. Qu’importe, au numéro 9, le voyage psychédélique continue.

* Le prénom a été modifié.

Travailler chez Inner Mastery ? Mauvaise idée.

Ce sont d’anciens facilitateurs d’Inner Mastery qui ont accepté de nous parler sous le couvert de l’anonymat. Tous ont ce même sentiment, celui d’avoir été exploités. Esther* est entrée dans l’organisation via une retraite. On lui demande de collaborer à la cuisine et à la traduction : « J’aimais bien ce côté communautaire, alternatif et développement personnel. Très vite, on m’a dit : laisse toute ta vie et viens à 100 % avec nous. Au départ, c’était juste un week-end ou deux par mois. Puis, j’ai tout laissé tomber, j’ai arrêté mon travail pour les rejoindre. J’étais à la recherche d’un nouveau style de vie. Et on me vendait du rêve », se souvient Esther. La jeune femme est prise dans la nasse. Elle apprend un nouveau langage propre au mouvement dont le sens n’est pas toujours très clair, truffé d’expressions récurrentes comme « c’est ton processus » ou « observe-toi ». « On finit tous par penser la même chose. C’est très difficile d’exprimer une idée déviante par rapport à la doctrine d’Inner Mastery. Si par exemple je réclame d’être payée, on me rétorque que je n’ai pas confiance », ajoute Esther.

L’argent est d’ailleurs au cœur des dérives de l’organisation. En tant que facilitateur, le travail consiste d’abord à recruter par téléphone des clients pour les retraites. « L’objectif est de les convaincre de venir et de leur faire consommer un maximum de substances, car nous touchons une commission : 6 à 12 % de ce que dépensent les clients », détaille Alejandra* qui, pour devenir facilitatrice, a dû financer neuf retraites. Car pour travailler chez Inner Mastery, il faut donner de l’argent à… Inner Mastery. « J’ai détesté travailler pour eux. Ils payaient mal. Par contre, j’ai dépensé 10 000 à 15 000 euros pour les retraites et les formations », avoue Lorenzo qui a passé environ un an et demi dans l’organisation.

Les équipes perçoivent aussi une rémunération à la tâche. S’ils font le ménage lors des retraites, c’est tant d’euros, s’ils donnent le bufo, tant, etc. Les facilitateurs sont alors incités à convertir leur argent en InnerCoins (INC), la monnaie virtuelle interne avec laquelle ils peuvent tout payer au sein de l’organisation. « La dernière année, je gagnais en moyenne 1 000 euros par mois. C’est peu, car il y a beaucoup de frais », précise Esther. Effectivement, la vie en communauté chez Inner Mastery coûte cher. Les membres doivent s’acquitter d’un loyer pour résider dans l’un des épicentres. Selon les pays, cela peut aller de 600 euros à 1 000 euros pour un lit superposé dans un dortoir. En plus du loyer, il y a obligation d’assister tous les mois à une formation au siège d’Inner Mastery à Madrid. Une formation facturée 600 euros ou InnerCoins. Ajoutez à cela les frais de transport pour se rendre sur place et à la fin du mois, il ne reste quasiment plus rien pour vivre. Ce qui renforce le lien de dépendance avec l’organisation. « Si l’on tombe malade, il faut se débrouiller tout seul. Si l’on veut partir, c’est difficile, car on n’a pas d’argent pour aller vivre ailleurs », reconnaît Alejandra. Quand bien même, les facilitateurs parviennent à faire des économies en InnerCoins, ils ne peuvent récupérer cet argent en euros. Certains ont plusieurs milliers d’euros bloqués dans cette monnaie de singe. Pour Cinzia Guarnaccia, chercheuse en psychologie clinique et vulnérabilités à l’université de Rennes-2, ces personnes sont autant auteurs que victimes. « Ils ont autant un lien d’emprise psychologique que financière. Ce sont souvent des personnes qui ont une vulnérabilité psychique préalable. Elles se sentent valorisées, écoutées, comprises. »

Une situation qu’a immédiatement repérée Jacques* quand son fils a rejoint le mouvement après avoir dépensé 10 000 à 12 000 euros en retraites et formations : « Il se pose beaucoup de questions existentielles. C’est devenu obsédant. Depuis qu’il est à l’intérieur, il ne peut plus accepter d’autres visions du monde. Il est persuadé que ses croyances sont des vérités. Il a rejeté tous ses amis d’enfance et d’adolescence. Il a juste gardé le contact avec sa famille. » Jacques a décidé de ne pas le contrarier pour éviter la rupture. Il sait que les facilitateurs ne restent pas indéfiniment chez Inner Mastery. « Il finira bien par en sortir un jour. »

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